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Comment transformer un bagel en un pantalon – et à quoi cela pourrait servir

Deux chercheurs à l’Institut Périmètre, Yidun Wan et Ling-Yan Hung, ont franchi une étape importante vers l’utilisation en informatique quantique de surfaces topologiquement ouvertes telles que des cylindres.

Les promesses de l’informatique quantique résident dans leur composante quantique. Sa puissance vient de la manière dont l’information peut être codée dans des bits quantiques (appelés qubits) qui peuvent prendre non seulement les valeurs 0 ou 1, mais aussi divers degrés de 0 et de 1 à la fois – un peu comme le fameux chat de Schrödinger est considéré comme à la fois mort et vivant, jusqu’à ce que quelqu’un jette un coup d’œil dans sa boîte.

Les problèmes de l’informatique quantique résident aussi (en grande partie) dans leur composante quantique. Lorsque vous jetez un coup d’œil au chat de Schrödinger, celui-ci devient instantanément mort ou vivant, et la richesse quantique de son état superposé mort-vivant est perdue. De la même manière, toute mesure prématurée d’un qubit – même une interaction accidentelle d’un qubit avec son environnement – détruit l’information quantique qu’il contient.

Bref, les qubits sont fragiles. Une des premières difficultés de l’informatique quantique a donc été de les rendre plus robustes. Et l’une des manières les plus prometteuses de réaliser cela fait intervenir la topologie.

La topologie est une partie des mathématiques qui étudie des objets dont la nature ne change pas lorsqu’on les étire, qu’on les comprime ou qu’on les déforme. En topologie, il n’y a pas de différence fondamentale entre un bagel et une tasse qui possède une anse, puisque les deux ont exactement un trou. Topologiquement, les deux sont des tores.

Et si on pouvait construire un qubit capable de résister au genre de déformation qui transforme une tasse en un bagel sans en modifier la nature topologique?

Entre en scène la matière quantique topologique. Ensemble d’états exotiques de la matière décrit pour la première fois par Xiao-Gang Wen (et présenté dans cet article), la matière quantique topologique semble un moyen prometteur d’incarner les qubits robustes dont l’informatique quantique a tant besoin. L’idée fondamentale est que la matière quantique topologique permet de coder une information qui ne perdra pas sa cohérence lors d’une interaction avec son environnement.

Les dernières années ont vu de grands progrès vers la création et la maîtrise des états de la matière quantique topologique qui seraient les plus utiles en informatique quantique. La plupart de ces progrès portent sur les tores et d’autres surfaces bidimensionnelles fermées, comme des tores à deux ou plusieurs trous.

Mais si les tores peuvent être (relativement) faciles à comprendre, ils ne sont pas faciles à construire. Il serait beaucoup plus facile et naturel de construire des cylindres.

De nouvelles recherches menées à l’Institut Périmètre constituent une étape importante vers l’utilisation de surfaces ouvertes1, par exemple des cylindres, pour des calculs quantiques topologiques. Yidun Wan, postdoctorant à l’Institut Périmètre, et Ling-Yan Hung, ancien postdoctorant à l’Institut et maintenant professeur à l’Université Fudan de Shanghai, ont collaboré à ces travaux qui ont fait l’objet d’un article publié cette semaine dans Physical Review Letters.

Dans un monde mathématique idéal, un tore est une surface bidimensionnelle, comme une feuille infiniment mince qui entourerait un bagel. « Dans la réalité, il est difficile de construire cela en laboratoire, déclare Yidun Wan. Il n’est pas facile de fabriquer un matériau en 2 dimensions qui n’interagit pas avec son intérieur ou avec son environnement. C’est pourquoi nous nous intéressons à l’étude des états topologiques de systèmes ouverts – p. ex. des longueurs de fil. » [traduction]

Les deux chercheurs ne sont pas les premiers à se rendre compte de l’avantage pratique des systèmes ouverts. Comme théoriciens, ils savent bien que l’on cherche depuis longtemps à mieux comprendre ces systèmes.

Le problème revient à l’étude d’un type particulier de particules appelées anyons2. Beaucoup sont d’avis que les anyons serviront un jour à créer des portes quantiques utilisées dans des ordinateurs quantiques. Le nombre de types d’anyons présents dans un système dépend de la topologie de ce système.

« Tant qu’il n’y a pas de changement énorme modifiant la topologie du système, le nombre de types d’anyons demeure constant, explique Yidun Wan. Les anyons résistent au bruit local, et c’est exactement ce qu’il nous faut pour des qubits. » [traduction]

Bien que nous puissions imaginer la possibilité de transformer un bagel en un cylindre simplement en le coupant et en le dépliant (de la même manière, on pourrait transformer un tore à 2 trous en un cylindre évoquant la forme d’une fourchette – ce qui, en topologie, porte le joli nom de pantalon), les théoriciens savent que ce n’est pas si simple, justement parce qu’il s’agit de ce que M. Wan appelle un « changement énorme ».

Le fait de couper le tore change la topologie du système, et donc le nombre de types d’anyons qu’il contient – ce nombre est aussi appelé dégénérescence de l’état fondamental (DEF) du système. Le problème est alors le suivant : alors qu’il est facile de définir la DEF d’un système fermé, c’est extrêmement difficile de définir la DEF de systèmes ouverts. M. Wan ajoute « Il y a beaucoup de problèmes, et cela devient très complexe. » [traduction]

De fait, la définition de la DEF des systèmes ouverts a résisté pendant des années à toute explication théorique3.

Les deux chercheurs ont finalement résolu le problème lorsqu’ils se sont rendu compte que la mécanique mathématique mise au point pour un autre problème pouvait être utilisée dans un nouveau contexte. Plus précisément, ils ont considéré des études sur la condensation des anyons, qui décrit comment ces particules spéciales sont créées aux frontières de la matière topologique et s’évaporent dans le vide environnant, comme des gouttes qui se rassemblent à la pointe d’un brin d’herbe.

Les deux problèmes – celui de la condensation des anyons et celui de la dégénérescence de l’état fondamental dans des systèmes ouverts – semblent distincts, mais Yidun Wan et Ling-Yan Hung se sont rendu compte qu’ils sont en fait équivalents.

Yidun Wan décrit ce qui s’est passé : « Tout d’un coup, nous nous sommes rendu compte que nous pouvions procéder de cette manière. Debout devant le tableau, nous avons écrit la solution du problème. Cela a pris quelques nuits. En réalité, il nous a fallu beaucoup plus de temps pour rédiger l’article que pour résoudre le problème. Ce fut un moment extraordinaire. » [traduction]

Ces travaux ont de nombreuses applications potentielles. « Les anyons ont une importance indéniable en informatique quantique topologique, ajoute le chercheur. Mais pour vraiment mettre en œuvre des calculs quantiques topologiques, nous devons apprendre à manipuler ces anyons. » [traduction]

En termes techniques, les chercheurs disent que les anyons doivent être tressés. En décrivant comment les anyons se condensent aux extrémités de cylindres et passent à travers la masse du matériau, ces travaux constituent une étape importante vers le tressage d’anyons.

« Notre objectif n’était pas de tresser des anyons, mais il semble que ce soit une heureuse conséquence de la résolution du problème, déclare Yidun Wan. Les anyons condensés peuvent atteindre la frontière et y disparaître. Mais si l’on examine comment ils se déplacent d’une extrémité du cylindre à l’autre, on constate qu’ils sont en quelque sorte poussés par un flux. Ce flux offre une possibilité de manipuler les anyons – plus précisément des anyons non abéliens – et au bout du compte de construire des portes quantiques topologiques. » [traduction]

Cela ne veut pas dire que vous pourrez bientôt vous faire livrer un ordinateur quantique à la maison. Mais la transformation, simple en apparence mais topologiquement impossible, d’un bagel en un cylindre – ou d’un huit en un pantalon – constitue certainement une étape dans la bonne direction.

1 En topologie, une surface fermée a une aire finie, alors qu’une surface ouverte a une aire potentiellement infinie. Une sphère et un tore sont des surfaces fermées, alors qu’un cylindre et une feuille sont des surfaces ouvertes.

2 En réalité, les anyons sont des quasi-particules, qui ne sont ni tout à fait des bosons ni tout à fait des fermions. Pour en savoir plus sur les anyons, voir le magazine Symmetry.

3 Le problème des frontières ouvertes a récemment été résolu par Xiao-Gang Wen, professeur à l’Institut Périmètre, et Juven  ang, l’un de ses étudiants, dans le cas d’états topologiques abéliens. Par contre, dans le cas d’états topologiques non abéliens, le problème demeurait non résolu avant les travaux de Yidun Wan et Ling-Yan Hung.

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