Maîtriser le programme de Langlands
Des chercheurs de l’Institut Périmètre travaillent en physique et en mathématiques afin d’unifier 2 manières de comprendre la nature, écrit Dan Falk.
Des chercheurs de l’Institut Périmètre travaillent en physique et en mathématiques afin d’unifier 2 manières de comprendre la nature, écrit Dan Falk.
Il y a près de 400 ans, Galilée a déclaré que la nature est « écrite dans le langage des mathématiques ». Depuis lors, la relation entre les mathématiques et les autres sciences — en particulier la physique — n’a cessé de s’intensifier. Malheureusement, l’univers ne vient pas avec un livret d’instructions expliquant quelles idées mathématiques permettent d’expliquer tel ou tel phénomène naturel.
Les liens sont parfois relativement simples. À titre d’exemple, Galilée a trouvé les formules mathématiques qui régissent le mouvement d’un pendule simple et celui d’une boule qui descend un plan incliné. Mais plus la physique devient complexe, plus les mathématiques le deviennent aussi. Quand Newton a essayé de comprendre comment une variable évolue continuellement par rapport à une autre, il s’est rendu compte qu’il avait besoin d’un tout nouveau genre de mathématiques (ce que l’on appelle maintenant l’analyse mathématique; il se trouve que Gottfried Leibniz a développé l’analyse à la même époque). Et alors qu’il élaborait sa théorie de la relativité générale, Einstein s’est rendu compte qu’il avait besoin d’une géométrie non euclidienne — qui, heureusement, avait été inventée quelque 60 ans auparavant par le mathématicien allemand Bernhard Riemann.
De fait, les mathématiques d’aujourd’hui peuvent être si complexes qu’il est difficile de dire si 2 branches des mathématiques sont liées entre elles, sans parler de leurs liens avec le monde physique. Et vice versa, dans certains domaines de la physique, nous en sommes encore à découvrir quels outils mathématiques sont nécessaires et à apprendre comment les mettre au point.
Cet enchevêtrement donne lieu à de riches interactions entre disciplines : les physiciens peuvent s’instruire au contact des mathématiciens et, peut-être de manière surprenante, les mathématiciens peuvent aussi s’instruire au contact des physiciens. C’est là qu’intervient Davide Gaiotto.
M. Gaiotto est justement titulaire de la chaire Fondation-Krembil-Galilée de physique théorique de l’Institut Périmètre. Il s’intéresse particulièrement à la théorie quantique des champs (TQC), cadre théorique de modélisation du comportement des particules subatomiques. (M. Gaiotto fait remarquer qu’il est préférable de parler des théories quantiques des champs, au pluriel.)
L’origine des TQC remonte à près d’un siècle, c’est-à-dire aux premières tentatives de combiner la mécanique quantique et des théories comme celle de l’électromagnétisme. Depuis lors, les TQC se sont révélées extraordinairement fructueuses — et précieuses comme outils de description du monde réel. Elles sous-tendent le modèle standard de la physique des particules, cadre qui explique les forces connues de la physique (à l’exception de la gravité). Certaines de ses prédictions concordent avec les observations à une précision de 1 sur 1010. Et pourtant, il reste beaucoup à découvrir en matière de TQC. « Nous n’en comprenons encore qu’une petite partie, affirme M. Gaiotto. C’est vraiment ardu! » [traduction]
Heureusement, les mathématiciens et les physiciens collaborent plus que jamais. Selon Davide Gaiotto, cette collaboration a débuté il y a une vingtaine d’années, lorsque la théorie des cordes (essai de théorie quantique de la gravitation) a commencé à retenir l’attention. « Des mathématiciens se sont alors intéressés à la théorie quantique des champs, dit M. Gaiotto, et des physiciens se sont intéressés à certains outils mathématiques. » [traduction]
Beaucoup de ces outils font intervenir ce que l’on appelle le programme de Langlands. Portant le nom du mathématicien canadien Robert Langlands, ce programme comporte des propositions de liens, ou de ponts, entre certaines branches en apparence disparates des mathématiques. En particulier, il comprend des conjectures reliant la théorie des nombres (l’étude des nombres entiers, notamment les nombres premiers) et l’analyse mathématique (ensemble de concepts portant sur des courbes et surfaces continues, et dont le calcul différentiel et intégral constitue l’exemple le mieux connu).
À première vue, ces domaines semblent très différents. Les nombres entiers sont des entités discrètes, alors que les courbes et les surfaces sont continues; on ne voit pas à prime abord pourquoi il devrait y avoir des liens entre eux. Mais Langlands s’est rendu compte que nous ne cherchions pas avec assez d’insistance. Dès 1967, à l’âge de 30 ans, il a écrit une lettre à André Weil, l’une des sommités mathématiques de l’époque. Dans cette lettre de 17 pages, Langlands résumait la nature des liens sous la forme d’un ensemble de conjectures. Dans une note d’accompagnement, il pressait Weil de considérer ces conjectures comme de la « pure spéculation ». Et il ajoutait : « Le cas échéant, je suis certain que vous avez une poubelle à portée de la main. » [traduction]
La poubelle n’était pas nécessaire. Langlands tenait quelque chose d’intéressant. (Plus tôt cette année, il a obtenu le prestigieux prix Abel, souvent considéré comme l’équivalent d’un prix Nobel en mathématiques.) De fait, les mathématiciens passent depuis un demi-siècle beaucoup de temps à tenter de prouver les diverses conjectures du programme de Langlands, que l’on qualifie parfois de « grande théorie unifiée des mathématiques ».
Une question-clé est la nature du lien entre ces structures mathématiques et la physique de la théorie quantique de champs. Que révèle exactement ce lien à propos du monde physique?
« Les mathématiciens sont encore loin de comprendre parfaitement la théorie quantique des champs, dit M. Gaiotto. Mais au moins ils apprennent à effectuer des calculs que les physiciens ne savaient pas faire. » Les mathématiciens obtiennent aussi quelque chose en retour : « Ils en viennent lentement à accepter l’idée que la théorie quantique des champs constitue un vaste ensemble de connaissances qui attend d’être mis au jour. » [traduction]
Jim Arthur, de l’Université de Toronto, l’un des plus grands mathématiciens au Canada et ancien étudiant de Langlands, est d’accord : « À mon sens, il semble y avoir une très nette analogie entre le programme de Langlands et la mécanique quantique. » [traduction]
M. Arthur voit dans les équations qui surgissent du programme de Langlands des ressemblances avec la fameuse équation de Schrödinger, qui régit l’évolution de systèmes quantiques : « Si l’on applique au programme de Langlands le même genre d’analyse que les physiciens appliquent à l’équation de Schrödinger, on obtient un analogue des niveaux d’énergie. On obtient des nombres discrets. » [traduction]
Autrement dit, les mathématiciens qui se plongent dans le programme de Langlands pourraient avoir quelque chose à offrir aux physiciens qui tentent de trouver un sens à la TQC; ils pourraient même aider les physiciens à mieux comprendre ces étranges structures mathématiques.
La mécanique quantique décrit des choses qui se présentent par unités discrètes, comme les niveaux d’énergie autorisés à l’intérieur d’un atome. D’autre part, la plupart des théories physiques font intervenir des champs, qui sont continus. Tout ce qui peut contribuer à relier ces 2 manières d’analyser la nature pourrait rapporter des dividendes en physique des particules.
Pour Davide Gaiotto, l’idée maîtresse est la dualité de Langlands géométrique — une reformulation des conjectures originales exprimée dans le langage de la géométrie algébrique (l’étude de structures complexes, non euclidiennes). En 2006, Edward Witten, de l’Institut d’études avancées de Princeton, et Anton Kapustin, de Caltech, ont découvert un lien entre la dualité de Langlands géométrique et la dualité S, propriété de certaines théories quantiques des champs telles que les théories de jauge supersymétriques1. (Miroslav Rapčák, candidat au doctorat sous la direction de M. Gaiotto, explique que la dualité S est un peu analogue au lien entre l’électricité et le magnétisme : si l’on remplace des charges électriques par des charges magnétiques, ou inversement, les structures mathématiques demeurent les mêmes. La dualité S est comme une version supersymétrique de cela.)
Les travaux de Davide Gaiotto prolongent ceux de MM. Witten et Kapustin. Ces derniers ont étudié les dualités qui relient diverses structures mathématiques du programme de Langlands, ainsi que leurs relations avec des objets physiques. Ils ont réussi à montrer que la TQC prédit l’existence de telles relations, et que certains objets mathématiques décriraient les propriétés d’objets physiques donnés.
Ils ont également identifié les objets physiques responsables des objets mathématiques les plus importants d’un volet de la dualité. Par contre, ils ne disposaient pas d’une méthode générale leur permettant de passer du volet mathématique au volet physique et d’élaborer une description physique des objets dont ils avaient prédit l’existence.
Plus tard, en collaboration avec Edward Witten, M. Gaiotto et ses collègues ont réussi à identifier ces objets physiques, mais ils n’ont pas immédiatement trouvé une manière de calculer les objets mathématiques correspondants.
« J’avais la difficulté suivante, explique M. Gaiotto : je disposais de configurations de théorie quantique des champs qui avaient clairement des implications pour le programme de Langlands. Mais je ne pouvais pas faire de calculs à partir de ces configurations, et cela m’ennuyait. » [traduction] Il ajoute que, l’an dernier, il a finalement trouvé les outils dont il avait besoin pour « lever le principal obstacle calculatoire ». Cette percée a révélé les liens entre les structures physiques et mathématiques. Et cela lui a permis de faire des « calculs réels ».
La percée a consisté à appliquer au problème une algèbre d’opérateurs vertex, ou algèbre vertex. Davide Gaiotto explique que les algèbres vertex sont comme des pierres de rosette qui peuvent aider les mathématiciens et les physiciens à se comprendre mutuellement. Il a démontré que des calculs portant sur des objets physiques pouvaient être traités comme des calculs sur des algèbres vertex; il a créé ce qu’il appelle un « dictionnaire » donnant la correspondance entre des objets physiques et des objets d’algèbre vertex. Le résultat jette un éclairage sur un « tissu de dualités mathématiques, qui étendent le programme Langlands » [traduction], ajoute M. Gaiotto.
Selon les chercheurs qui travaillent dans ce domaine, il s’agit d’une percée importante, qualifiée de « très spectaculaire » par Edward Witten. « Il a réalisé des progrès remarquables dans la compréhension de la dualité de Langlands géométrique, écrit-il dans un courriel. Je suis impressionné par la manière dont il a réussi à combler le fossé entre ce que les méthodes des physiciens permettent de comprendre et ce que les mathématiciens sont capables de saisir. » [traduction]
Les travaux de M. Gaiotto ont suscité beaucoup d’intérêt et ont été au centre d’un atelier de 3 jours tenu en mai à l’Institut Périmètre sous le titre Gauge Theory, Geometric Langlands, and Vertex Operator Algebras (Théorie de jauge, dualité de Langlands géométrique et algèbres d’opérateurs vertex). Edward Witten et d’autres éminents spécialistes ont participé à cet atelier.
Maintenant que la dualité de Langlands géométrique est maîtrisée, du moins en partie, Davide Gaiotto espère que la collaboration entre mathématiciens et physiciens va se poursuivre : « Je vois dans l’avenir des développements très fructueux dans l’interaction entre physiciens et mathématiciens. » Après tout, les structures mathématiques qu’il a étudiées sont très riches, et il y a encore beaucoup à découvrir. M. Gaiotto compare cela aux anciennes cartes de l’ère des grands explorateurs : « Elles représentent quelques routes commerciales empruntées à l’époque et quelques terres connues. Mais des monstres marins occupent la plus grande partie de ces cartes. » [traduction]
Il espère aussi que l’on comprendra mieux les théories quantiques des champs. Mais ce n’est pas facile, parce que les structures mathématiques sont très riches, et — malgré ce qu’en disait Galilée — il n’est pas du tout certain qu’elles s’appliquent toutes à l’univers dans lequel nous vivons. Il se peut très bien que seules certaines parties du programme de Langlands portent des fruits pertinents pour les physiciens. Mais cela ne gêne pas Davide Gaiotto.
« Personnellement, je m’intéresse à la théorie quantique des champs en soi. Pour le moment, j’aime suffisamment cela pour l’étudier même si elle ne devait avoir aucune application à la physique. En fait, les applications à la physique constituent un boni. » [traduction]
Dan Falk (@danfalk) est journaliste scientifique à Toronto. Il a notamment écrit les ouvrages The Science of Shakespeare (La science de Shakespeare) et In Search of Time (À la recherche du temps).
1. La supersymétrie (en abrégé SUSY pour SUperSymmetrY) propose une relation entre 2 catégories fondamentales de particules élémentaires : les bosons, dont le spin a des valeurs entières, et les fermions, dont le spin a des valeurs demi-entières. Selon la supersymétrie, à chaque particule d’une catégorie correspond une particule « partenaire » de l’autre catégorie, dont le spin diffère d’un demi-entier. Ces superpartenaires n’ont pas encore été observés dans la nature. Les théories de jauge sont des théories quantiques des champs dans lesquelles les variables décrivant le champ demeurent inchangées, ou invariantes, dans certaines transformations. Cette propriété confère à ces théories une certaine symétrie, qui restreint à son tour les interactions possibles d’un champ avec d’autres champs et particules. Une théorie de jauge supersymétrique est une théorie qui possède des symétries de jauge internes tout en satisfaisant aux critères de supersymétrie.
La découverte d’un ensemble de théories quantiques des champs particulières a révélé une abondance de problèmes non résolus. Deux chercheurs de l’Institut Périmètre ont entrepris d’explorer ce territoire non cartographié.
Les citations de cet article sont traduites d’une entrevue en anglais avec Vasudev Shyam et William Donnelly.
Un groupe vivant et récemment formé de chercheurs a donné une nouvelle jeunesse à un concept ancien — celui d’amorce, qui désignait autrefois un appât de pêche ou dispositif de mise à feu — pour jeter un regard neuf sur certains des problèmes les plus profonds et les plus difficiles de la théorie des champs.
Qu’ils explorent des dimensions supplémentaires ou qu’ils défient les frontières entre disciplines, Kevin Costello et Davide Gaiotto s’amusent — et réalisent des percées scientifiques.