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TRACER LE CHEMIN VERS LE MONDE QUANTIQUE

Le chemin qui relie la théorie quantique des champs et la relativité générale – les deux grandes théories de la physique moderne – est impraticable depuis 80 ans. Un outil issu de la physique de la matière condensée pourrait-il enfin aider à tracer ce chemin?

Sung-Sik Lee, professeur associé à l’Institut Périmètre, est un physicien de la matière condensée – mais il s’intéresse à la gravitation quantique.

Il énonce ainsi le problème : « La physique possède une théorie pour décrire comment des planètes tournent autour d’une étoile et une autre pour décrire comment les atomes “tournent” autour d’un noyau atomique. Les deux théories – la gravitation décrite par la relativité générale d’Einstein et la théorie quantique des champs – constituent de grands succès. Les deux sont bien testées et puissantes. Le problème, c’est que nous ne pouvons pas utiliser les deux en même temps. » [traduction]

Selon la relativité, l’espace-temps est lisse, et seuls de grands événements peuvent le perturber d’une manière que nous connaissons avec exactitude. Selon la physique quantique, les plus petits éléments de l’univers fluctuent constamment et sont extraordinairement incertains. Comment quelque chose peut-il être à la fois lisse et fluctuant, exact et incertain? Autrement dit, comment peut-on concevoir une théorie quantique de la gravitation?

Les physiciens ne le savent tout simplement pas. Les chercheurs dans les domaines de la théorie des cordes et de la gravitation quantique à boucles ont fait des progrès, mais une théorie unifiée pleinement fonctionnelle demeure hors d’atteinte depuis plus de 80 ans.

Et voilà qu’entre en scène la physique de la matière condensée.

Présentation du groupe de renormalisation

Du point de vue des physiciens de la matière condensée, tout est une question d’échelle.

Dans toute la physique, mais particulièrement dans le domaine de la matière condensée, nos descriptions des systèmes physiques dépendent de l’échelle à laquelle nous les considérons. Par exemple, si vous vouliez savoir comment votre thé se répandrait sur la table si vous le renversiez, vous décririez la flaque à l’aide de l’hydrodynamique, ignorant complètement le fait que le thé est en réalité formé de molécules individuelles et qu’il a une structure microscopique complexe. Mais si vous vouliez connaître des détails sur le comportement d’une très petite goutte, vous devriez changer de description et en adopter une qui tienne compte de la structure microscopique.

Les physiciens de la matière condensée ont mis au point un ensemble puissant d’outils mathématiques pour faire passer une théorie d’une certaine échelle à une échelle différente. Ces outils s’appellent collectivement le groupe de renormalisation, ou GR.

Les outils du GR permettent aux physiciens de partir de ce qu’ils savent à propos des molécules du liquide contenu dans une tasse de thé et d’en déduire une description d’une flaque de thé qui se répand. Comme la fonction de zoom d’une caméra, le GR change l’échelle des distances. Il est peut-être simpliste, mais néanmoins vrai, de dire que l’échelle des distances est exactement ce qui sépare la physique quantique de la théorie de la gravitation – l’une est la physique du monde microscopique, et l’autre la physique du monde macroscopique. Le groupe de renormalisation pourrait-il être l’outil permettant enfin d’unifier les deux théories?

Peut-être. Partout dans le monde, des chercheurs de plus en plus nombreux essaient de le savoir. Sung-Sik Lee veut se servir du GR pour mieux comprendre la relation entre la physique quantique et la gravitation. Plus précisément, il veut réaliser une preuve constructive de la correspondance AdS/CFT.

Présentation de la correspondance AdS/CFT

À l’Institut Périmètre et dans d’autres lieux semblables, le terme correspondance AdS/CFT est très souvent employé. Si cela vous semble incompréhensible, voici quelques explications.

AdS est l’abréviation d’espace anti-de Sitter. Ici, le mot espace ne désigne pas l’espace cosmique pratiquement vide, mais l’espace au sens mathématique – ou géométrique. Si vous dessinez un triangle sur une feuille de papier et un autre sur la surface d’une sphère, vous pouvez vous douter que les règles de géométrie dépendent de l’espace sur lequel vous travaillez. En termes techniques, l’espace d’une feuille de papier est appelé espace euclidien, et l’espace de la surface d’une sphère est appelé espace elliptique.

L’espace anti-de Sitter est un espace elliptique qui obéit aux lois de la relativité restreinte – c’est-à-dire qu’il peut s’étirer ou se contracter dans des circonstances extrêmes. Lorsque les physiciens disent que la gravité courbe l’espace comme une boule de jeu de quilles posée sur un drap, l’espace qu’ils ont en tête est probablement l’espace anti-de Sitter. Donc, la partie «  AdS » d’AdS/CFT correspond à une description particulière de la gravité.

D’autre part, CFT est l’abréviation de conformal field theory, ou théorie conforme des champs. Les théories des champs sont le langage de la mécanique quantique. Elles décrivent la manière dont un champ – un champ électrique, par exemple – pourrait changer dans l’espace et dans le temps. Les théories conformes des champs constituent une sous-catégorie des théories des champs, dont certaines propriétés ne changent pas lorsque l’on change d’échelle.

La correspondance AdS/CFT dit que pour toute théorie conforme des champs, il y a une théorie correspondante de la gravitation avec une dimension supplémentaire. À titre d’exemple une CFT bidimensionnelle correspondrait à une théorie tridimensionnelle de la gravitation. Les deux théories semblent très différentes, mais en vertu de la correspondance AdS/CFT, elles sont mathématiquement identiques.

Utilisation du groupe de renormalisation pour prouver la correspondance AdS/CFT

Proposée par Juan Maldecena en 1997, la correspondance AdS/CFT – aussi appelée dualité de Maldecena ou dualité jauge/gravité – s’est avérée extrêmement fructueuse. Des problèmes qui étaient insolubles en théorie des champs ont soudainement pu être résolus dans l’espace anti-de Sitter, et des questions fondamentales sur la gravitation ont pu être abordées par le truchement de théories des champs éprouvées. Mais malgré son succès, la correspondance AdS/CFT demeure une conjecture : elle n’a jamais été prouvée.

« Beaucoup d’éléments appuient la correspondance AdS/CFT, mais il n’y a pas de preuve », déclare Sung-Sik Lee, professeur associé à l’Institut Périmètre dans le cadre d’une nomination conjointe avec l’Université McMaster. « Nous sommes certains qu’elle fonctionne dans certains cas particuliers. Nous croyons qu’elle s’applique plus généralement dans d’autres cas, mais nous ne savons pas comment établir le lien. » [traduction]

M. Lee poursuit en disant qu’il nous faut une preuve constructive. Autrement dit, il ne se satisfait pas de savoir que A équivaut à B – il veut tracer le chemin qui relie A et B. Ce chemin pourrait ensuite être suivi pour aller de A’ à B’, de A* à B* – de la théorie des champs à la théorie de la gravitation. Sung-Sik Lee espère que le groupe de renormalisation puisse constituer ce chemin.

L’idée selon laquelle le GR est derrière la correspondance AdS/CFT n’est pas nouvelle. Cette conjecture porte sur la correspondance entre une théorie des champs à N dimensions et une théorie de la gravitation à N+1 dimensions. La dimension supplémentaire est souvent interprétée comme une échelle de longueur (pour des raisons que nous n’abordons pas ici). Comme le passage d’une échelle de longueur à une autre entre deux théories est précisément ce que fait le groupe de renormalisation, de nombreux experts croient que le GR constituera la clé de toute preuve de la correspondance AdS/CFT.

Mais il y a encore un problème.

Vers un groupe de renormalisation quantique

« Le problème du groupe de renormalisation est qu’il prédit des choses d’une manière déterministe et classique », explique M. Lee. Prenons par exemple l’une des grandeurs fondamentales que les physiciens ont besoin de calculer : la constante de couplage, qui prédit la magnitude de la force entre deux objets. « Si une constante de couplage a une valeur X selon une échelle, et que je double l’échelle de longueur, le groupe de renormalisation va me donner la valeur exacte de la nouvelle constante de couplage. » [traduction]

Cela peut sembler une bonne nouvelle, mais c’est en fait tout le contraire. « Nous parlons de gravitation quantique, ajoute M. Lee. Les constantes de couplage ne sont pas connues avec exactitude. Elles sont quantiques et dynamiques. » [traduction]

Sung-Sik Lee aborde ce problème en travaillant sur une extension du groupe de renormalisation, qu’il appelle groupe de renormalisation quantique. Alors qu’avec le GR traditionnel, les constantes de couplage « suivent » un chemin lisse et déterministe d’une valeur exacte vers une autre, son GR quantique introduit une incertitude sur les points de départ et d’arrivée du chemin, ainsi que des détours en route.

« Les systèmes quantiques peuvent faire des choses étranges, dit-il. Pour bien les comprendre, nous devons rendre nos théories plus étranges elles aussi. »

Le chemin qui relie la théorie quantique des champs et la gravitation est impraticable depuis longtemps. Sung-Sik Lee espère que ce tracé étrange et sinueux aidera enfin les physiciens à trouver leur chemin.

 

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