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UNE MOSAÏQUE DANS UNE BULLE DE SAVON

Des chercheurs de l’Institut Périmètre viennent de résoudre un problème qui persistait depuis longtemps en théorie quantique des champs, en « découpant mathématiquement des bulles de savon en morceaux ».

Qu’est-ce que des bulles de savon peuvent nous apprendre à propos de la théorie quantique des champs? Beaucoup de choses – comme des chercheurs de l’Institut Périmètre l’expliquent dans deux articles récents.

La théorie quantique des champs est l’un des outils les plus fructueux et les plus souples jamais mis au point par les physiciens. Elle est à la base de domaines comme la physique des particules, la théorie des cordes et la théorie de la matière condensée. Mais, même couronnée de succès, la théorie quantique des champs demeure très mystérieuse. C’est encore un défi de la dompter dans ce que l’on appelle le régime de couplage fort.

La force de couplage est l’intensité d’une force entre deux particules. Des quatre forces connues, trois – la force électromagnétique, la force gravitationnelle et l’interaction faible responsable de la fission nucléaire – sont dites à couplage faible. Mais la quatrième force, appelée interaction forte, qui maintient les quarks ensemble pour former les noyaux atomiques, est à couplage fort. Elle lie les quarks si fermement que l’on ne voit jamais de quarks isolés. De fait, on croit même que l’existence d’un quark isolé est impossible.

On le croit – mais on ne le sait pas vraiment. Dans le même ordre d’idées, nous savons que l’interaction forte est transportée par les gluons (ainsi appelés parce qu’ils agissent comme une glu qui « colle » les quarks ensemble), de la même manière que la force électromagnétique est transportée par les photons. Mais alors que l’on parvient à calculer avec précision ce qui peut se produire lorsque deux photons se rencontrent, le problème de l’interaction de deux gluons constitue « toute une colle ».

Pour prédire ce qui va probablement se passer lorsque des particules interagissent, on calcule ce que l’on appelle des amplitudes de diffusion. Pour calculer des amplitudes de diffusion, il faut prendre en considération tout ce qui pourrait se passer lorsque deux particules se rencontrent, et quelle est la probabilité de chacune de ces éventualités. Comme les gluons sont très fortement couplés – très « collants » – la gamme des éventualités possibles est extrêmement étendue.

Pedro Vieira, professeur à l’Institut Périmètre, ainsi que les postdoctorants Benjamin Basso (maintenant à l’École normale supérieure de Paris) et Amit Sever (maintenant à l’Institut d’études avancées de Princeton) ont travaillé ensemble sur ces bulles de savon. M. Vieira explique ainsi le problème de la prédiction des amplitudes de diffusion des gluons : « Parfois deux gluons passent l’un à côté de l’autre et n’interagissent pas. Parfois, en passant l’un à côté de l’autre, ils échangent un seul gluon. Parfois, ils échangent 20 gluons. Parfois ils échangent 20 gluons qui ensuite produisent et échangent eux-mêmes des gluons. Tellement de choses peuvent se produire que les amplitudes de diffusion sont difficiles à calculer. » [traduction]

Le problème est si complexe que les chercheurs l’étudient dans un contexte simplifié, un domaine très particulier appelé techniquement théorie de Yang-Mills supersymétrique N=4 (en abrégé N=4). Même si la résolution d’une telle théorie quantique des champs ne dit pas comment les particules se comportent dans la nature, elle peut indiquer la voie de nouvelles solutions. C’est comme d’étudier une carte au lieu d’étudier la jungle dans laquelle on s’est perdu.

L’une des caractéristiques spéciales de N=4 est que la constante de couplage – le nombre qui indique à quel point une particule est « collante » – peut être augmentée ou diminuée comme sur un cadran. Cela permet d’étudier la diffusion de gluons dans le cadre de N=4 d’une manière qui n’est tout simplement pas possible dans le monde réel.

N=4 a également une autre caractéristique surprenante : non seulement elle peut traiter des gluons minimalement collants, mais aussi des gluons maximalement collants. Autrement dit les chercheurs peuvent calculer des amplitudes de diffusion pour des gluons en régime de couplage fort. Mais ils ne le font pas de la manière traditionnelle, qui consiste à envisager tout ce qui pourrait se passer et à calculer les probabilités de chaque possibilité. Au lieu de cela, ils utilisent un raccourci géométrique rendu possible par la théorie des cordes. À des régimes de très fort couplage, chaque amplitude de diffusion est associée à un polygone.

M. Vieira explique la technique des polygones, qui a été inventée par Alday et Maldacena en 2007. « La première étape consiste à compter le nombre de particules, dit-il. Par exemple, si vous projetez deux gluons l’un contre l’autre et que vous en obtenez quatre – pour un total de six gluons –, votre polygone aura six côtés. Chaque scénario est ainsi associé à un polygone dont le nombre de côtés est égal au nombre de particules. » [traduction]

Les chercheurs prennent ce polygone, le construisent mentalement en fil de fer et le trempent dans du savon liquide, comme pour faire des bulles. L’aire de la pellicule de savon représente l’amplitude de diffusion.

L’invention de la technique des polygones a permis de suivre les couplages faibles et forts, mais par deux méthodes différentes. Le défi restant est le plus difficile : définir un seul cadre qui permettrait de traiter les couplages forts, les couplages faibles, et tout ce qu’il y a entre les deux. C’est ce que l’on appelle résoudre les amplitudes de diffusion pour des couplages finis, et c’est depuis longtemps un énorme problème non résolu dans le domaine.

Les chercheurs de l’Institut Périmètre ont trouvé une méthode, en étendant la technique des polygones.

Pedro Vieira explique le défi de cette extension : « Supposons que nous débutons avec un couplage fort et que nous commençons à le diminuer. La surface de la pellicule de savon, qui était bien étirée en régime de couplage fort, commence à vibrer de manière quantique. Vous n’avez plus une surface minimale, mais vous devez plutôt considérer plusieurs possibilités. » [traduction]

C’est un peu comme de lancer une balle. Si la balle est lourde, sa trajectoire est facile à calculer. Mais si elle est légère, la balle est ballottée dans un sens ou dans l’autre par des coups de vent imprévisibles. Et il faut considérer toutes les possibilités de tels coups de vent. De la même manière, à mesure de la diminution de la force de couplage dans N=4, les chercheurs devaient considérer non seulement la surface étirée et tendue d’une pellicule de savon, mais une variété de surfaces comportant toutes sortes d’ondulations.

« Notre principale astuce a été de simplifier le calcul, ajoute M. Vieira. Au lieu de calculer l’aire d’une pellicule de savon très complexe, nous avons considéré des morceaux de cette pellicule. Nous avons décomposé le polygone en plusieurs morceaux, que nous avons appelés “carreaux”. Puis nous avons étudié la transition entre deux carreaux adjacents quelconques et nous avons trouvé un moyen d’additionner deux carreaux. » [traduction]

En appliquant encore et encore cette méthode d’addition de deux carreaux, les chercheurs ont réussi à faire la somme de toutes les surfaces possibles. Ils ont ainsi trouvé une méthode qui – enfin – permet de calculer des amplitudes de diffusion quelle que soit la force de couplage.

Il s’agit là d’un résultat majeur, qui s’inscrit dans une tendance croissante à utiliser des figures géométriques pour calculer des amplitudes de diffusion. (Les travaux de Freddy Cachazo, professeur à l’Institut Périmètre, et de ses collaborateurs sont également de ce type – voir en ligne une description de ces travaux) Les chercheurs de l’Institut Périmètre croient que ce résultat ouvrira la porte à une solution complète pour des couplages finis.

Mais ces travaux pourraient aussi représenter davantage qu’une méthode plus facile et plus souple de calcul d’amplitudes de diffusion. En physique, il arrive souvent que lorsque les résultats de calculs sont beaucoup plus simples que prévu, cela révèle un principe ou une symétrie auparavant ignorés. On ne sait pas encore si c’est le cas ici, mais tous ont cela en tête.

Voici ce que Benjamin Basso dit à ce sujet : « Dans nos résultats, nous n’avons pas simplement vu la surface minimale de la pellicule de savon. Nous avons vu la surface minimale exacte qui se manifeste en régime de couplage fort. Et cela découlait tout naturellement de la mathématique du phénomène. C’était comme de voir des cordes émerger du brouillard. » [traduction]

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