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L’échec rapide en physique quantique

En se mettant à la tâche sans tarder pour s’attaquer aux défis qui se présentent, des entrepreneurs dans le domaine quantique comblent le fossé entre la théorie et la commercialisation.

Dans la course mondiale pour accomplir une révolution technologique fondée sur la physique quantique, un groupe restreint mais dynamique d’entrepreneurs se prépare à prendre le départ.

Ces fondateurs de jeunes pousses ont des idées, de l’enthousiasme, des compétences ainsi que l’attention d’investisseurs potentiels. Ils veulent profiter des nouvelles connaissances scientifiques et transformer des techniques naissantes en pratiques fonctionnelles — et rentables. Ils font cependant face à un sérieux obstacle : la physique quantique elle-même. Leurs idées peuvent-elles vraiment être mises en pratique, ou ces pionniers poursuivent-ils des chimères?

Cette question est au cœur d’un programme basé à Toronto qui applique en physique quantique le concept d’échec rapide (en anglais fail fast, voir le mot-clic #failfast) connu dans le milieu des entreprises en démarrage. La réunion des deux domaines pourrait s’avérer plus puissante que la somme de ses parties, selon 2 physiciens de Waterloo, dont la participation au programme aide à séparer le bon grain quantique de l’ivraie.

Michele Mosca et Roger Melko, professeurs associés à l’Institut Périmètre, sont scientifiques en chef chez Creative Destruction Lab (CDL), programme de mentorat basé à Toronto et lancé en 2012. L’an dernier, CDL a introduit le premier programme au monde pour jeunes pousses cherchant à exploiter l’apprentissage automatique quantique.

Michele Mosca discute avec Sally Daub, membre de CDL, au cours de la rencontre d’avril. (Photo : Betty Want/CDL)

MM. Mosca (expert en cryptographie et en algorithmique quantique) et Melko (titulaire de la chaire de recherche du Canada en physique informatique quantique à N corps) amènent une expertise rarement vue dans le milieu des entreprises en démarrage. Avec d’autres scientifiques en chef, ils évaluent la technologie qui sous-tend les jeunes pousses de CDL, agissent comme consultants auprès des entrepreneurs et conseillent les investisseurs. C’est un milieu inhabituel pour des théoriciens, mais les 2 chercheurs estiment que leur participation peut profiter à la recherche comme à l’industrie.

« Personne n’a encore consacré beaucoup d’efforts aux utilisations de l’informatique quantique en entreprise », déclare M. Mosca, cofondateur de l’Institut d’informatique quantique de l’Université de Waterloo. « Cela ne fait pas partie du travail des théoriciens.

« Nous arrivons maintenant à un point critique où des appareils pourraient être disponibles et où certains premiers prototypes sont prêts. Bien sûr, il faut continuer de faire de la recherche fondamentale — et j’aime beaucoup en faire moi-même —, mais je veux aussi contribuer à traduire cette recherche en applications et à ce qu’elle ait des répercussions économiques positives. » [traduction]

En proposant des idées et des applications, non seulement les fondateurs de nouvelles entreprises poussent la technologie actuelle jusqu’à ses limites pratiques, mais ils définissent aussi ce que la technologie peut réussir ou non. Cela rappelle la bataille des formats de bande vidéo, où VHS et Betamax se disputaient le marché dans les années 1980 : si une entreprise de matériel quantique est incapable de répondre aux demandes de l’industrie, elle ne survivra probablement pas. Et, selon M. Melko, c’est une bonne chose qu’il en soit ainsi.

« Cela met en lumière ce dont l’industrie aura besoin », dit M. Melko, qui est également professeur à l’Université de Waterloo. « Comment peut-on savoir si une méthode fonctionne? Il suffit qu’un groupe de nouvelles entreprises la mettent à l’essai. » [traduction]

La souplesse des jeunes pousses leur donne plus de liberté pour faire de l’exploration au-delà des modèles standard de l’informatique quantique. Lorsque les fabricants de matériel révèlent des appareils « pratiquement mis au point », des entreprises en démarrage peuvent rapidement sonder les capacités de ce matériel. « Les jeunes pousses amènent beaucoup d’imagination dans le processus » [traduction], ajoute M. Melko.

Une telle façon de faire entraîne inévitablement beaucoup d’échecs. Mais les idées demeurent. Un produit excellent sur le plan technique peut n’avoir que peu ou pas d’attrait commercial. Un plan d’affaires en apparence solide peut reposer en fait sur une science contestable.

Le concept d’échec rapide connu dans le monde technologique est peu présent dans le milieu universitaire, mais chez CDL, des entrepreneurs en éclosion — dont beaucoup sont eux-mêmes des scientifiques — se mettent sur la sellette toutes les 8 semaines.

Sur la sellette

À l’intérieur de l’École de gestion Rotman de l’Université de Toronto, la scène est très éclairée et pleine d’énergie lors de la réunion d’avril de CDL.

Au sommet d’un escalier fuchsia, des gens discutent entre des cafés, des smoothies aux petits fruits sans produit laitier, des collations matinales et des bocaux de friandises. On sent un parfum de promesse comme de tension. Tout le monde sait que certaines entreprises repartiront bredouilles.

La journée commence par des rencontres en petits groupes. Des scientifiques en chef et des conseillers rencontrent des fondateurs d’entreprises pour discuter de questions précises. Les séances sont brèves et directes. (Des chronométreurs y veillent, en affichant des décomptes devant les vitres des bureaux.)

Dans l’un de ces petits bureaux, Roger Melko a rejoint 3 autres conseillers : Peter Wittek, directeur des études du programme d’apprentissage automatique quantique de CDL; Abraham Heifets, fondateur d’Atomwise et ancien membre de CDL; l’astrophysicienne théoricienne Chiara Mingarelli. Les sujets de discussion vont des mécanismes de compression de qubits aux stratégies de financement.

Pendant une pause, les conseillers parlent des défis que ces nouvelles entreprises doivent relever. La plupart des incubateurs font face à des difficultés techniques et à des problèmes d’échelle, mais pour des entreprises qui veulent exploiter les possibilités de l’apprentissage automatique quantique, les enjeux sont encore plus importants. « La concurrence vient de l’univers lui-même, ajoute M. Melko, et il est difficile de faire fonctionner quoi que ce soit. » [traduction]

L’après-midi, les participants se réunissent dans un grand amphithéâtre. Il y a des dizaines de membres et d’associés de CDL — investisseurs traditionnels, investisseurs en capital de risque, scientifiques, conseillers en gestion — formant 2 demi-cercles concentriques. L’ensemble des personnes présentes dans la pièce possède ou gère des actifs de 2 à 3 milliards de dollars.

Roger Melko donne son avis sur une jeune pousse lors de la réunion d’avril de Creative Destruction Lab. (Photo : Betty Want/CDL)

Un par un, les fondateurs d’entreprise présentent leurs progrès récents, reçoivent des commentaires et fixent des objectifs pour les 8 prochaines semaines. Même si la participation est internationale, la sellette est bien canadienne : les discussions sont franches, et la critique a tendance à être positive, souvent suivie de conseils. Tout le monde cherche la perle rare, l’entreprise en éclosion qui pourrait devenir une étoile de première grandeur.

À la fin de la journée, tous les entrepreneurs quittent la salle. Les investisseurs et les entrepreneurs chevronnés — dont plusieurs sont venus des États-Unis et d’Europe pour cette rencontre de 2 jours — offrent leur expertise et leurs conseils aux jeunes pousses qu’ils estiment les plus prometteuses.

C’est un moment crucial, si une jeune pousse est appelée, mais que personne ne répond présent, l’entreprise est éliminée du programme.

Le programme d’apprentissage automatique quantique de CDL a commencé par une formation technique à l’apprentissage automatique quantique donnée en août 2017. Pas moins de 35 entreprises ont franchi cette étape, dont 5 existaient auparavant. Les 30 autres ont posé leur candidature pour obtenir du financement de CDL. Seulement 20 de celles-ci ont eu une réponse positive.

Ce sont donc 25 entreprises qui ont participé à la première session de CDL en octobre. En avril, il en restait 15. Et à la fin de la seconde journée de réunions, 2 d’entre elles ont dû plier bagage.

Un tel processus est brutal mais efficace : Peter Wittek explique que 3 des entreprises présentes au départ cherchaient à faire la même chose. Une seule d’entre elles a franchi avec succès la première session.

Un nouveau modèle

Cette manière de procéder, où les enjeux sont importants, semble bien éloignée des rencontres de collaboration et des discussions d’universitaires au tableau noir, mais Roger Melko y voit un possible tremplin pour un nouveau modèle unissant le monde universitaire et l’industrie. Et ce pourrait être le bon moment pour cela.

Même si des ordinateurs quantiques robustes, insensibles aux défaillances, ne verront pas le jour avant des années, une nouvelle ère « intermédiaire » commence à se dessiner. John Preskill, professeur à Caltech, décrit cette étape comme une technologie quantique bruyante et à échelle intermédiaire, ou NISQ pour Noisy Intermediate-scale Quantum, où des ordinateurs quantiques de 50 à 100 qubits pourront surpasser les ordinateurs classiques, mais verront leur croissance limitée par le bruit.

Selon Roger Melko, il faudra davantage que le duo traditionnel théorie-expérience pour profiter de cette nouvelle phase de développement de l’informatique quantique. « À quoi ces appareils peuvent-ils servir? se demande-t-il. Comme ils sont difficiles à étudier en théorie, une méthode d’échec rapide pourrait s’avérer plus efficace.

« Des entrepreneurs peuvent mettre à l’épreuve leurs meilleures idées pour profiter de l’avantage quantique, et la mesure du succès est donnée par la démonstration d’une application pratique. Une jeune pousse fructueuse peut ensuite susciter d’autres idées d’appareils NISQ.

« C’est un cycle rapide d’innovation qui ne peut se produire qu’ici, en alliant l’expertise quantique de Waterloo et l’expérience des affaires de Toronto. Le fait que ce soit quantique n’est que la cerise sur le gâteau. » [traduction]

Au moins un fondateur de CDL envisage d’aller dans cette direction. Chris Mitchelitis a étudié la physique de la matière condensée à l’Université de Waterloo avant de participer à la fondation de Solid State AI, jeune pousse qui applique à des données éparses des techniques propres à l’apprentissage automatique.

« Pour le moment, il est extrêmement difficile de créer une entreprise qui exploite de manière idéale l’apprentissage automatique quantique, écrit-il dans un courriel, à cause de l’état embryonnaire du matériel informatique quantique.

« À mesure que le matériel s’améliorera, ce sera plus facile de faire fonctionner les choses et donc de réaliser des progrès utiles par rapport aux solutions classiques. Je suis convaincu que, dans un avenir rapproché, l’informatique quantique fera la différence pour de nouvelles entreprises. » [traduction]

Pour Michele Mosca, qui est aussi cofondateur de 2 nouvelles entreprises, l’existence d’un pendant commercial à l’expertise théorique et expérimentale de Waterloo pourra renforcer la physique quantique pour l’ensemble du pays.

Selon lui, le Canada a été un chef de file précoce de la physique quantique, mais des pays plus puissants investissent beaucoup dans ce qui s’annonce comme la prochaine révolution technologique. Pour que le Canada ait sa part des possibilités du monde quantique, on espère que de jeunes pousses comme celles de CDL se lanceront, afin de prendre leur place sans tarder.

« Il y a 20 ans, nous savions qu’il y avait du potentiel et nous construisions ce potentiel, déclare M. Mosca. Il faut maintenant l’utiliser, à défaut de quoi nous pourrions le perdre. » [traduction]

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