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Le médium est le passage

Deux chercheurs de l’Institut Périmètre ont réussi à ouvrir une voie d’accès à l’informatique quantique que l’on considérait depuis 10 ans comme fermée.

Une voie d’accès théorique à l’informatique quantique, que l’on croyait depuis longtemps fermée, vient d’être rouverte par deux postdoctorants de l’Institut Périmètre.

Dans deux articles publiés dans les revues Physical Review Letters et Physical Review A, Daniel Brod et Joshua Combes, avec leur collaborateur Julio Gea-Banacloche de l’Université de l’Arkansas, ravivent l’idée d’utiliser ce que l’on appelle un milieu de Kerr avec modulation de phase croisée pour créer des portes informatiques permettant des interactions entre photons — une priorité en informatique quantique optique.

Les chercheurs donnent un exemple concret de la manière de construire une porte à phase contrôlée (CPHASE) et, en montrant que cela est possible en principe, espèrent donner une nouvelle vie à une avenue de recherche depuis longtemps dormante.

En 1989, Gerard Milburn a été le premier à proposer d’utiliser des photons en informatique classique. Isaac Chuang et Yoshihisa Yamamoto ont étendu l’idée à l’informatique quantique en 1995.

Ces propositions étaient fondées sur ce que l’on appelle une non-linéarité de Kerr (dans laquelle un type de milieu particulier permet une interaction entre photons qui produit une modulation de phase), et leur analyse reposait sur une lumière d’une seule fréquence.

Mais, plus tard, deux articles influents ont détruit cette idée. Dans un article publié en 2006, Jeffrey Shapiro, professeur au MIT, a démontré qu’une fois les effets des conditions réelles pris en considération, les propositions ne tenaient plus. Puis en 2010, Julio Gea-Banacloche a modélisé le milieu de Kerr à l’échelle atomique et a également trouvé que les propositions originales ne tenaient plus.

La plupart des chercheurs ont conclu de ces deux articles qu’il ne fallait pas suivre cette voie et ont poursuivi d’autres avenues de recherche, le plus souvent celle du protocole de Knill-Laflamme-Milburn (KLM), qui domine à l’heure actuelle le domaine de l’informatique quantique optique.

Mais un groupe moins nombreux a continué d’explorer l’idée du milieu de Kerr. Pendant plus d’une décennie, ces chercheurs ont fait peu de progrès. Le schéma suivant se répétait au cours des années : des chercheurs présentaient de nouvelles tentatives de faire fonctionner cette idée, puis d’autres chercheurs examinaient de près ces tentatives et démontraient en quoi elles échouaient.

MM. Combes, Brod et Gea-Banacloche viennent de trouver une situation dans laquelle cela fonctionne.

LE PROBLÈME DES PHOTONS

L’informatique quantique optique serait beaucoup plus facile à réaliser si les photons pouvaient interagir directement entre eux. Au lieu de cela, comme des gens timides dans une réception, ils traversent le même espace sans interagir les uns avec les autres.

Les interactions entre photons requièrent un médiateur — analogue à un ami commun qui transmet des messages entre des personnes timides, de telle sorte qu’elles puissent communiquer sans avoir à converser directement.

En informatique quantique optique, les non-linéarités sont les équivalents d’amis communs : elles constituent des sites d’échange d’information. Des portes non linéaires interagissent avec les photons et se chargent essentiellement de la conversation. Dans le cas d’une porte à phase contrôlée (CPHASE), l’interaction résulte en une modulation de phase.

Les tentatives actuelles de création de portes CPHASE exigent beaucoup de gestion à chaque étape : impulsions de contrôle et exécution de séquences complexes, prise en considération de la correction d’erreurs.

C’est ce qui rend un milieu de Kerr particulièrement intéressant : en théorie, le milieu ferait tout le travail sans exiger  d’intenses manipulations à chaque étape.

Dans leurs articles, MM. Brod et Combes décrivent une porte CPHASE passive constituée de milieux de Kerr formés chacun de deux atomes. Ces paires d’atomes servent à créer des sites où les photons peuvent interagir, et plusieurs sites sont mis bout à bout pour constituer une porte quantique.

Si aucun photon n’entre dans la porte, les atomes restent dans leur état fondamental, et aucune interaction ne survient. Lorsqu’un photon entre dans la porte, un seul atome est excité, et son électron saute à une orbite supérieure. Le photon est rejeté sans changement, et là encore aucune interaction ne survient.

Par contre, si deux photons entrent dans la porte, les deux atomes sont excités. Les électrons de ces atomes sautent à une orbite supérieure, où ils peuvent interagir. À cause de cette interaction entre atomes dans la porte, les photons sont libérés avec une phase légèrement modulée — sans qu’il soit nécessaire de gérer un aspect quelconque de l’interaction elle-même.

Et cette proposition résiste aux effets des conditions réelles.

« C’est une sorte de boîte noire, explique M. Brod. Il suffit d’y projeter les photons et d’observer ce qui sort à l’autre bout. Il est clair que ces photons ne s’ignorent plus. » [traduction]

LA MÉTHODE « BOUCLE D’OR »

Pourquoi le schéma proposé par MM. Brod et Combes fonctionne-t-il, alors que tant d’autres ont échoué? Premièrement, ce schéma fait intervenir des photons de la bonne longueur d’onde pour que le calcul réussisse, comme la table de la bonne hauteur pour Boucle d’or dans la maison des ours.

Deuxièmement, les chercheurs ont permis à leurs photons d’interagir à de multiples sites. À chaque site, une partie de la modulation de phase est réalisée, et au bout d’un certain nombre de sites, on obtient la modulation de phase voulue.

Troisièmement, les chercheurs se sont rendu compte que, si l’on prend deux photons voyageant en sens opposés (contre-propagation) plutôt que dans la même direction, cela donne une porte de bien meilleure qualité.

Cette dernière constatation est venue d’une manière inattendue. Daniel Brod avait travaillé auparavant, à l’Institut d’informatique quantique de l’Université de Waterloo, sur l’informatique quantique faisant appel à des cheminements quantiques aléatoires.

L’équipe à laquelle il appartenait avait utilisé des ondes en contre-propagation pour aborder l’intrication spectrale. Alors que M. Brod s’attaquait au problème des milieux de Kerr avec modulation de phase croisée, il a vu un lien avec ces travaux.

« Le domaine et le contexte sont différents, dit-il, mais lorsque l’on fait abstraction des détails physiques, il y a beaucoup de similitudes. J’ai eu l’intuition qu’il y avait là des choses que les spécialistes de l’optique n’avaient jamais tentées, et qu’il valait la peine d’essayer. » [traduction]

Si les articles précédents avaient mis en évidence les endroits où les non-linéarités de Kerr échouaient, Daniel Brod et Joshua Combes se sont attardés sur ceux qui avaient été laissés de côté et ont trouvé un modèle qui fonctionne.

Lorsque les deux chercheurs ont versé dans arXiv une version préliminaire de leur long article, Julio Gea-Banacloche l’a examinée en détail. Il a fini par y ajouter une section et à devenir l’un des coauteurs de l’article.

Les articles précédents demeurent valables : sous les hypothèses formulées dans les articles de MM. Shapiro et Gea-Banacloche, les systèmes ne fonctionnent pas. Mais Daniel Brod et Joshua Combes s’attendent à ce que, si les chercheurs utilisent les méthodes « Boucle d’or » exposées dans leurs récents articles, les schémas qui échouaient auparavant pourraient du coup fonctionner.

EN FAIRE JUSTE ASSEZ

Un certain nombre d’avenues sont en cours d’exploration pour exploiter les photons en informatique quantique.

Le protocole KLM, qui domine à l’heure actuelle, peut exiger des milliers de portes pour atteindre un taux de fidélité de 95 %. (La « fidélité » d’une porte peut être interprétée comme la probabilité qu’elle fonctionne; ce peut aussi être une mesure du bruit présent dans les données.)

Une autre proposition fondée sur un milieu de Kerr avec modulation de phase croisée, publiée en 2013 et utilisant des photons allant dans la même direction, exigeait un million de sites pour atteindre un taux de fidélité de 95 %.

La proposition de MM. Brod et Combes, également fondée sur un milieu de Kerr avec modulation de phase croisée, atteint un taux de fidélité de 95 % avec seulement 5 sites d’interaction. Ce taux atteindrait 99 % avec 12 sites d’interaction.

Pour les puristes, l’impossibilité d’obtenir des portes CPHASE ayant un taux de fidélité de 100 % constitue une raison pour ne pas aller dans cette voie. Mais pour MM. Brod et Combes, c’est précisément la raison pour laquelle il vaut la peine de travailler sur des portes CPHASE fondées sur un milieu de Kerr avec modulation de phase croisée.

Le domaine de l’informatique quantique comprend la correction d’erreurs quantiques, en vertu de laquelle les opérations n’ont pas besoin d’être parfaites — elles doivent seulement franchir un certain seuil de qualité.

Les deux articles récemment publiés montrent que des non-linéarités de Kerr avec modulation de phase croisée peuvent donner ce que Daniel Brod et Joshua Combes croient être un niveau acceptable similaire d’imperfection. Le même principe d’en « faire juste assez » pourrait s’appliquer à leur proposition.

« Les gens veulent que les choses soient parfaites, ce qui est un objectif noble mais non nécessaire », explique M. Combes, qui a réalisé ces travaux à titre de postdoctorant à l’Institut Périmètre et à l’Institut d’informatique quantique, et qui est maintenant boursier de recherche en Australie. « On n’obtiendra jamais une porte CPHASE parfaire, mais en réalité nous n’en avons peut-être pas besoin. » [traduction]

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