Now reading: Théorie et matériel : de grands progrès en informatique quantique
Menu
Fermer
Fermer

Théorie et matériel : de grands progrès en informatique quantique

Le domaine de l’informatique quantique progresse rapidement, et les plus grands progrès se font à la jonction de la théorie et de l’expérimentation. À titre d’exemple, une collaboration inédite entre Tim Hsieh, de l’Institut Périmètre, et des expérimentateurs de premier plan en physique des ions froids permet de simuler des états thermiques.

Les ordinateurs quantiques sont à nos portes.

Depuis des décennies, des scientifiques tentent de jeter les bases théoriques et de faire les percées expérimentales nécessaires pour construire les premiers ordinateurs quantiques. Ce travail se poursuit. Mais ces dernières années, le domaine a atteint un point tournant : les ordinateurs quantiques ne font plus seulement l’objet de travaux scientifiques; on les utilise maintenant pour effectuer des travaux scientifiques.

Cela soulève 2 questions. Premièrement, comment peut-on construire des ordinateurs quantiques plus pratiques, plus stables et plus puissants? Deuxièmement, quelles sont les possibilités offertes par les ordinateurs quantiques dont nous disposons maintenant?

Une équipe de chercheurs comprenant Tim Hsieh, théoricien à l’Institut Périmètre, Sonika Johri, chercheuse en algorithmique quantique chez Intel, et Chris Monroe, expérimentateur en physique quantique, a mis au point une nouvelle méthode de simulation quantique. Comme ces scientifiques le montrent, on peut, en choisissant le bon problème, faire avancer l’informatique quantique et la physique quantique.

« J’appelle cela la pile quantique » [traduction], dit M. Monroe, qui dirige le laboratoire d’information quantique par ions piégés de l’Université du Maryland et le centre de physique quantique de l’Université Duke. Chacun de ces centres possède un ordinateur quantique parmi les plus avancés de sa catégorie. En informatique, le matériel forme le bas de la pile, les compilateurs et les programmes sont au milieu, et l’utilisateur au sommet. La plupart du temps, l’utilisateur ne se préoccupe pas de la manière dont le matériel et le logiciel fonctionnent.

La pile quantique est structurée de la même manière, et dans ce cas-ci c’est le matériel de M. Monroe qui est au bas de la pile. Dans son laboratoire, des ions individuels sont amenés dans un état de repos presque complet dans des puits de potentiel électrique, comme des billes dans une boîte d’œufs. On peut les « piquer », selon l’expression de M. Monroe, à l’aide de lasers. « Les ions sont très froids et très isolés; nous parvenons assez bien à les contrôler. » [traduction] Chaque ion agit comme un qubit individuel, version quantique d’un bit (0 ou 1) d’ordinateur conventionnel, et permet de stocker plusieurs éléments d’information à la fois. Les ions peuvent être intriqués entre eux, comme si leurs états quantiques étaient reliés par des fils invisibles. Ce montage peut constituer un ordinateur quantique petit mais robuste.

Au milieu de la pile, il y a des chercheurs en algorithmique quantique tels que Sonika Johri, qui travaillait chez Intel lorsque ces recherches ont été menées. (Elle fait maintenant partie de l’entreprise d’informatique quantique IonQ, dont Chris Monroe est l’un des fondateurs.) « Pour résoudre un problème de calcul, il faut concevoir la suite des étapes à effectuer, ce que l’on appelle un algorithme, explique Mme Johri. La conception d’un algorithme quantique consiste essentiellement à imaginer les étapes à franchir pour atteindre un certain état dans un ordinateur quantique. C’est un mélange passionnant d’informatique et de physique. » [traduction]

Au sommet de la pile, on trouve des théoriciens comme Tim Hsieh, expert à la fois de la matière quantique et de l’information quantique. « Ce qui m’intéresse, dit-il, c’est surtout de sonder ces nombreux assemblages de qubits et de tenter de créer de nouveaux phénomènes quantiques dans ces systèmes artificiels. » [traduction]

Portrait of a man posing in large building atrium
Tim Hsieh, professeur à l’Institut Périmètre

Comme un ingénieur qui étudie la construction d’un barrage complexe à l’aide d’un modèle à l’échelle dans un bassin en laboratoire, M. Hsieh espère exploiter ces systèmes quantiques contrôlables pour en apprendre davantage sur des modèles plus difficiles de matériaux quantiques à interaction forte. Pour ce projet, il vise à créer en laboratoire un état double de champ thermique (TFD pour thermofield double state).

Les TFD sont intéressants pour plusieurs raisons. L’une des principales est qu’ils permettent de simuler les états thermiques de systèmes quantiques.

Beaucoup des problèmes non résolus dans les systèmes quantiques à N corps — p. ex. les mystères des supraconducteurs à haute température — font intervenir des états thermiques. Mais ceux-ci sont notoirement difficiles à simuler avec précision en laboratoire.

La méthode habituellement employée pour simuler un état quantique thermique consiste à mettre le système à étudier en contact avec ce que l’on appelle un réservoir thermique — un dispositif beaucoup plus gros qui peut modifier le système à étudier en étant peu affecté lui-même. C’est un peu comme de plonger un cube de glace dans l’océan. Malheureusement, lorsque l’on fait cela avec un système quantique, toutes ses propriétés quantiques intéressantes se fondent dans l’environnement et se perdent dans les vagues, dans un processus appelé décohérence quantique.

La méthode du TFD est différente. Au lieu de mettre le fragile système quantique en contact avec un réservoir thermique, on le met en contact avec une copie de lui-même, à laquelle il est lié par intrication. Contrairement au lien entre l’océan et le cube de glace, le degré d’intrication peut être contrôlé avec précision.

« Le TFD consiste en 2 copies intriquées d’états quantiques. Le degré d’intrication détermine la ‘température’ du système d’origine, dit M. Hsieh. Cette intrication peut être contrôlée avec précision, de sorte que le système d’origine se trouve dans l’état thermique voulu à une température donnée. » [traduction]

Autrement dit, l’intrication agit comme un thermostat qui procure aux chercheurs une nouvelle manière de contrôler les états thermiques de systèmes quantiques.

Comme c’est une technique puissante, il n’est pas surprenant que de nombreux scientifiques veuillent créer des TFD en laboratoire. En effet, au moment même où Tim Hsieh publiait les propositions de son équipe pour la création de TFD, 2 autres groupes publiaient des méthodes différentes. « Cela illustre l’importance de l’étude des TFD, dit M. Hsieh. Nous croyons que notre méthode est particulièrement bien adaptée pour des expériences à court terme. » [traduction]

Mais ce qui est presque aussi passionnant que la création de TFD est la manière dont l’équipe y est parvenue et les outils puissants qu’elle a mis au point par la même occasion.

Man working at a machine in a lab
Chris Monroe, expérimentateur sur les ions piégés (Image © Cameron Davidson, pour la revue Science)

M. Monroe explique : « La création d’un état donné est le but à atteindre, mais il est souvent très difficile d’obtenir le circuit qui crée l’état voulu. » S’il s’agissait d’un ordinateur classique, il faudrait savoir quels transistors relier les uns aux autres pour former les portes logiques qui sont au cœur de tout calcul. Dans le cas présent, le problème est celui-ci : quels qubits faut-il intriquer, et de quelle manière, pour créer un TFD? Même si le nombre de qubits est encore réduit, le nombre de manières de les intriquer est immense, et l’on ne peut pas se contenter de deviner.

« L’état de double champ thermique est évidemment intéressant, dit M. Monroe, mais comment le créer? C’est là qu’intervient le travail de Tim. » [traduction]

Au lieu d’y aller à tâtons, Tim Hsieh et Jingxiang Wu, doctorant à l’Institut Périmètre, ont imaginé une autre manière de trouver le bon modèle d’intrication. Ils ont utilisé une méthode progressive appelée algorithme d’optimisation quantique approximative, ou QAOA pour quantum approximate optimization algorithm. Les QAOA ne sont pas nouveaux, mais l’article de MM. Hsieh et Wu a été le premier à proposer leur utilisation pour la création d’états thermiques.

Tim Hsieh a ensuite fait équipe avec Sonika Johri, qui avait l’expérience de la mise en œuvre d’algorithmes tels que ce nouveau QAOA sur des ordinateurs quantiques à ions piégés comme celui de Chris Monroe. « Je leur ai dit qu’ils pourraient faire exécuter cet algorithme sur ce matériel se souvient-elle. Il semble très efficace et il pourrait donner de bons résultats. » [traduction]

Portait of a woman smiling wearing a pink shirt
Sonika Johri, chercheuse en algorithmique quantique

Et c’est ce qui est arrivé, même si c’était plus compliqué que de simplement mettre en œuvre l’algorithme et d’écrire l’article : les 3 chercheurs décrivent les allers-retours dans la pile entre la théorie et le matériel. Et tous les trois décrivent la complexité des résultats, le genre de choses que l’on ne peut apprendre qu’en faisant des essais. Mais au bout du compte, cette équipe a été la première à montrer que l’utilisation d’un QAOA pour concevoir puis créer un état physique intéressant fonctionne réellement en pratique.

« Le résultat final est un nouveau protocole puissant pour la mise en œuvre d’états thermiques, dit M. Hsieh. Les états thermiques sont importants, mais ils sont difficiles à obtenir. Maintenant que ce protocole existe, je crois qu’il pourrait être beaucoup utilisé. » [traduction]

Ce projet illustre également jusqu’à quel point le domaine de l’informatique quantique a évolué — et que les plus grands progrès se font à la jonction de la théorie et de l’expérimentation. Il y a seulement 5 ou 10 ans, le domaine était très compartimenté : les spécialistes du matériel cherchaient à créer des qubits stables ou de bonnes portes quantiques; les chercheurs en algorithmique se concentraient sur la théorie de la complexité, et réfléchissaient aux algorithmes qui pourraient fonctionner, sans se soucier de la manière dont ils pourraient être mis en œuvre.

« Tant que les ordinateurs quantiques n’existaient pas, c’était correct, dit Mme Johri. Les scientifiques faisaient du travail fondamental sur le matériel et des recherches très théoriques sur le logiciel, et nous avions besoin des deux. Mais maintenant, il y a vraiment des ordinateurs quantiques. » [traduction]

Pour faire progresser les ordinateurs quantiques, on doit les mettre à l’épreuve au maximum, et donc trouver des projets qui repoussent les limites de ce qui est possible à tous les niveaux de la pile : des théoriciens ayant des idées nouvelles sur ce qu’il faut faire et comment le faire; des programmeurs quantiques capables de mettre en œuvre ces idées de manière efficace; des spécialistes du matériel qui peuvent concrétiser le tout dans le monde physique.

« Je crois que ce sera essentiel pour que le domaine puisse progresser, dit Sonika Johri. C’est à la jonction du matériel et de la théorie que tout cela deviendra réalité. » [traduction]

Contenu connexe

Une bourse Simons-Emmy-Noether a donné à la physicienne expérimentatrice Urbasi Sinha l’occasion de collaborer avec des théoriciens à l’Institut Périmètre. Les citations de cet article sont traduites de propos qu’elle a tenus en anglais.

/09 Aug 2022

À l’Institut Périmètre, un étudiant diplômé aide à accélérer la résolution de problèmes concrets à l’aide de l’informatique quantique. Les citations de cet article sont traduites de propos tenus en anglais par Madelyn Cain, Xiu-Zhe Luo et Roger Melko.

/22 Jul 2022

En physique quantique, le mot magique a un sens technique précis. Timothy Hsieh, de l’Institut Périmètre, et ses collaborateurs ont trouvé une source abondante de matériaux magiques. Les citations de cet article sont traduites d’une entrevue accordée en anglais par Timothy Hsieh.

/11 Apr 2022