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Dilemme au cœur de la mécanique quantique

Dan Falk a écrit que ce n’est pas parce qu’une théorie fonctionne que nous la comprenons.

La conférence Foundations of Quantum Mechanics (Fondements de la mécanique quantique) est commencée depuis 5 minutes, et l’un des organisateurs, Lucien Hardy, parle d’Isaac Newton. Je considère cela comme un coup de chance, car j’ai une certaine compréhension de la physique newtonienne, de sorte que je pourrais peut-être arriver à suivre. Inévitablement, la vingtaine de grands penseurs présents va s’orienter vers les méandres de la mécanique quantique, et je serai alors en terrain plus glissant. Mais pour le moment, c’est Newton.

En 1687, Newton a publié ses Principia, où il expose ses lois du mouvement et sa théorie de la gravitation universelle. M. Hardy, physicien à l’Institut Périmètre, fait remarquer que cet ouvrage-phare a d’abord été reçu avec scepticisme. La loi de la gravitation, en particulier, laissait les lecteurs perplexes. Selon la théorie de Newton, deux corps s’attirent même s’ils sont très éloignés l’un de l’autre. Peu importe ce qu’est la « gravité », elle semble opérer instantanément dans l’espace. Les scientifiques et les philosophes — à l’époque de Newton, il y avait à peine de différence entre les uns et les autres —affirmaient que pour qu’un objet A ait un effet sur un objet B, il fallait que les deux se touchent ou qu’il y ait une sorte de matériau entre A et B pour transmettre la force.

Et pourtant, la théorie de Newton fonctionnait. Dans les décennies qui ont suivi la publication des Principia, les idées contenues dans l’ouvrage ont été maintes fois confirmées de manière spectaculaire. (Un exemple classique porte sur l’orbite de ce que l’on appelle maintenant la comète de Halley. L’astronome Edmond Halley s’est servi des lois de Newton pour prédire qu’une brillante comète observée en 1682 serait de retour en 1759. C’est ce qui s’est produit, même si Halley n’a pu voir sa prédiction se réaliser de son vivant.)

Que faisons-nous quand une théorie fonctionne tout en étant contraire à notre intuition? Dans le cas de la loi de la gravitation de Newton, nous avons dû attendre quelques centaines d’années. La tension entre observations et intuition a finalement été résolue lorsqu’Albert Einstein a élaboré sa théorie de la relativité générale, selon laquelle la force de gravité n’agit pas instantanément, mais plutôt en un temps fini, pendant lequel les distorsions du tissu de l’espace-temps ondulent dans l’espace. La théorie de Newton n’était pas mauvaise. C’est simplement que la théorie d’Einstein est plus complète et présente une image plus satisfaisante de la manière dont les choses fonctionnent. (De fait, lorsque le champ gravitationnel est faible, les équations d’Einstein deviennent les équations de Newton.)

Lucien Hardy fait valoir que l’analogie de la gravitation pourrait être utile alors que nous essayons de comprendre la mécanique quantique. La mécanique quantique est une théorie extraordinairement fructueuse : elle nous a donné les lasers et les semiconducteurs, et certaines de ses prédictions ont été confirmées jusqu’à 11 décimales (ou peut-être 14, selon la manière de les compter). Nous avons réussi à créer des technologies incroyablement avancées en suivant les règles très précises de la mécanique quantique

Et pourtant, lorsqu’on la suit jusque dans ses conclusions logiques, la physique quantique décrit un univers profondément étrange : un univers où règnent les probabilités et où l’on peut à peine affirmer de quoi les choses sont réellement faites. Certains physiciens estiment qu’il nous faut simplement nous habituer à cette étrangeté; d’autres espèrent qu’en dessous des couches d’étrangeté, il y a quelque chose de plus compréhensible, un peu comme la physique a évolué de l’époque de Newton à celle d’Einstein.

Comme je l’ai souvent entendu pendant cette conférence d’une semaine, ce que la mécanique quantique nous dit à propos du monde est loin d’être clair.

M. Hardy a développé le sujet pendant des conversations que j’ai eues avec lui entre les séances. Il a décrit un contraste entre la mécanique quantique et la relativité générale. Cette dernière, dit-il, « a une ontologie claire » — autrement dit, nous savons ce que ses équations décrivent sur le plan physique. « Alors qu’en physique quantique, ce n’est pas le cas, dit-il. Ou du moins, on ne s’entend pas sur ce qu’est cette ontologie. » [traduction]

Le cadre mathématique — le « formalisme » — de la mécanique quantique est parfaitement clair, selon Jonathan Barrett, physicien et théoricien de l’information à l’Université d’Oxford. « Il y a peu de désaccords sur les prédictions réelles et les expériences réelles que nous pouvons faire. » [traduction] Mais à quoi ce cadre mathématique se réfère-t-il? Est-ce seulement à l’information que nous possédons sur quelque chose? Ou est-ce à la réalité de la chose? Selon M. Barrett, nous ne le savons pas.

Travailler avec des probabilités

Au cœur de la mécanique quantique, il y a une entité particulière appelée fonction d’onde. Les physiciens peuvent utiliser la fonction d’onde pour calculer la probabilité qu’une certaine particule se trouve dans une certaine région de l’espace. Les équations de la mécanique quantique dictent l’évolution de la fonction d’onde. Jusque-là, tout va bien. Mais pourquoi la théorie ne porte-t-elle que sur des probabilités? C’est là que les opinions divergent.

Participants à la conférence sur les fondements de la mécanique quantique tenue à l’Institut Périmètre

Selon l’« interprétation » de la théorie à laquelle vous souscrivez, vous pourriez conclure que la mécanique quantique est une théorie sur la connaissance plutôt que sur les choses; ou une théorie qui requiert l’existence de plusieurs univers; ou quelque chose de totalement différent. Au passage, nous avons les fameux « paradoxes » de la mécanique quantique, tels que la superposition quantique (en vertu de laquelle un système est dans deux états à la fois, comme le fameux chat de Schrödinger) et l’intrication quantique (en vertu de laquelle les propriétés de deux particules peuvent être liées même si ces particules sont loin l’une de l’autre et qu’aucun signal n’a été transmis entre elles — ce qu’Einstein décrivait comme une « effrayante action à distance »).

Le mot paradoxe n’est peut-être pas celui qui convient pour décrire ces phénomènes; ceux-ci pourraient être tout simplement des caractéristiques de l’univers auxquelles nous devons nous habituer. Mais ils sont certainement déroutants.

Une bonne première étape serait de comprendre ce qu’est exactement la fonction d’onde. « En tant qu’objet mathématique, nous savons exactement ce que c’est, dit M. Barrett. C’est un vecteur dans un espace mathématique de Hilbert. » Autrement dit, c’est une abstraction, une entité mathématique que l’on peut utiliser pour calculer des probabilités. Si vous voulez calculer la probabilité de trouver un électron entre un point A et un point B, la fonction d’onde vous est utile. « Mais la question est de savoir à quoi cette fonction se rapporte, ce qu’elle décrit, à quoi elle correspond. » [traduction]

Selon Jonathan Barrett, les physiciens abordent généralement cette question de l’une des deux manières suivantes. Il y a ceux « qui considèrent que la fonction d’onde fait partie de la réalité — une sorte d’onde réelle, physique, qui évolue —, et ceux qui la considèrent en un certain sens comme une description de l’information que possède quelqu’un » [traduction].

Dans les années 1920, le physicien danois Niels Bohr, avec son jeune collègue allemand Werner Heisenberg, a élaboré ce que l’on appelle maintenant l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique : en gros, c’est l’idée selon laquelle la théorie ne décrit que ce que nous pouvons dire à propos d’un système physique, et non le système lui-même. Une fonction d’onde décrit un système quantique comme existant dans une superposition d’états; lorsque l’on effectue une mesure, la fonction d’onde s’« effondre », et l’on observe une seule valeur. Par exemple, si l’on mesure le spin d’un électron, on peut trouver qu’il est vers le haut ou vers le bas. Par contre, avant d’effectuer la mesure, on ne peut pas le savoir de façon certaine; on peut seulement dire qu’il est dans une superposition des deux états.

On peut utiliser la théorie pour calculer la probabilité que tel ou tel résultat soit mesuré, mais on ne peut pas prédire les résultats de réalisations individuelles des expériences. Évidemment, il y a des probabilités ailleurs qu’en physique quantique. À titre d’exemple, les médecins disent à leurs patients la probabilité qu’ils aient une crise cardiaque ou un accident vasculaire cérébral au cours d’une période donnée, et ils ne peuvent faire de prédictions plus précises. Cependant, en mécanique quantique, il semble que tout soit probabilités; celles-ci semblent inhérentes à la théorie elle-même.

Pendant des décennies, l’interprétation de Copenhague a été la plus communément acceptée. Les critiques de cette interprétation la tournent parfois en dérision en l’appelant l’interprétation « Taisez-vous et calculez. » (cette phrase est généralement attribuée au physicien David Mermin). À la conférence tenue à l’Institut Périmètre, j’ai senti peu de sympathie pour l’interprétation de Copenhague; pendant un repas de midi, quelqu’un l’a qualifiée de « contradictoire et incohérente ». Steven Weinberg, physicien lauréat d’un prix Nobel, a déjà écrit qu’adopter l’interprétation de Copenhague, « c’est rejeter en bloc la mécanique quantique en tant que description de la réalité » [traduction].

Cette interprétation fait en outre une distinction entre l’observateur et la chose observée, sans jamais dire où se situe la limite entre les deux ou pourquoi elle existe. Cela amène certains à spéculer que les êtres humains, ou peut-être des esprits conscients, constituent une partie essentielle de la théorie, puisque c’est nous (ou notre esprit) qui faisons l’observation. Weinberg fait valoir que cela représente un écart par rapport au genre de science que nous avons adopté depuis Darwin — une manière de comprendre l’être humain comme faisant partie de la nature, et non en tant que quelque chose de distinct et de mystérieux.

Le conflit entre interprétations

Mais si l’interprétation de Copenhague n’est pas la bonne, laquelle faut-il adopter? La mécanique quantique a maintenant un nombre notoirement élevé d’interprétations en concurrence les unes avec les autres. Parmi celles-ci, la plus provocatrice est peut-être l’interprétation des mondes multiples (IMM), mise de l’avant par Hugh Everett dans les années 1950. Selon l’IMM, lorsque survient un événement quantique, tous les résultats possibles se produisent, chacun dans un univers distinct. À la conférence organisée à l’Institut Périmètre, le principal tenant de l’interprétation des mondes multiples était le physicien israélien Lev Vaidman.

M. Vaidman croit qu’avec l’IMM, les paradoxes de la mécanique quantique disparaissent. Selon lui, la nature probabiliste de la physique quantique peut être vue selon l’IMM comme une illusion de perspective. Chaque observateur individuel ne voit qu’un résultat d’une mesure quantique, et les équations de la mécanique quantique permettent de calculer la probabilité de voir un résultat donné. Il n’y a aucune probabilité, puisque tous les résultats possibles se produisent quelque part.

Mais tous les physiciens ne sont pas prêts à adopter l’IMM. Jonathan Barrett, par exemple, dit que l’IMM ne supprime pas les probabilités aussi proprement que le croit M. Vaidman. Une autre objection, davantage philosophique, fait intervenir la notion de « soi ». Si l’on considère sérieusement l’IMM, il faut accepter l’idée que chacun d’entre nous existe à de nombreux exemplaires dans cette multitude d’univers.

Pendant le banquet de la conférence, Lucien Hardy s’est levé et a déclaré : « Il nous faut changer les lois de la physique, et rien d’autre ne fera l’affaire! » Un bon nombre de personnes ont tapé sur leur table en signe d’assentiment. Et M. Hardy de poursuivre, avec un sourire en coin : « La raison pour laquelle nous devons élaborer une théorie de la gravitation quantique est de prouver que Lev a tort, et ma plus grande crainte, c’est que nous parvenions à faire le contraire. » Lev Vaidman a répondu par un sourire.

La conférence s’est terminée, mais la recherche du sens de la physique quantique se poursuit. Il semble que chacun ait sa propre intuition sur la manière dont le processus devrait se dérouler et ce à quoi il devrait aboutir.

Après avoir parlé de Newton, Lucien Hardy est passé à Johannes Kepler. Le mathématicien allemand a formulé 3 lois empiriques décrivant le mouvement des planètes. Les lois de Kepler étaient exactes — elles permettaient de prédire avec précision le mouvement des planètes —, mais elles semblaient faites sur mesure. D’où venaient-elles? Cela n’est devenu clair que lorsque Newton a formulé ses lois du mouvement et de la gravitation; c’est alors que tout s’est mis en place.

Peut-être sommes-nous dans une situation similaire, en attendant qu’un Newton ou un Einstein propose un portrait plus complet de l’univers. Dans l’intervalle, nous tirons d’énormes bénéfices de ce que la physique quantique nous a déjà donné. Vue sous cet angle, la suggestion de Mermin — faire les calculs et laisser la philosophie pour plus tard — a du sens : c’est une bonne chose d’avoir des ordinateurs aujourd’hui, même s’il faut attendre à demain pour connaître la nature ultime de la réalité. Ou attendre encore pendant des décennies.

Pour sa part, Lucien Hardy est confiant : « Les choses ne sont difficiles que jusqu’au moment où l’on trouve comment les faire. Ensuite elles deviennent faciles. » [traduction]

Dan Falk (@danfalk) est journaliste scientifique et travaille à Toronto. Il est entre autres l’auteur de The Science of Shakespeare (La science de Shakespeare) et de In Search of Time (À la recherche du temps). Il a été rédacteur invité à l’Institut Périmètre au cours de l’été 2018.

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