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Un scientifique du télescope EHT à propos de l’image d’un trou noir : « Nous avons senti le poids de l’histoire. »

L’astrophysicien théoricien Avery Broderick revient sur le projet qui, sur une période de 20 ans, est passé d’une idée audacieuse à une annonce d’envergure planétaire.

Il y a une vingtaine d’années, je faisais partie d’un groupe disparate de rêveurs qui aspiraient à faire quelque chose de non seulement intéressant sur le plan scientifique, mais de totalement nouveau. Nous avons mis notre carrière et notre réputation en jeu dans une entreprise qui finirait selon nous par porter des fruits.

Cette entreprise allait devenir le télescope EHT (Event Horizon Telescope – Télescope Horizon des événements), réseau planétaire de télescopes synchronisés à la perfection, mis sur pied pour jeter le premier regard de l’humanité sur un trou noir.

Au départ, le télescope EHT n’était qu’une idée audacieuse, et le risque était palpable. Ayant depuis peu un doctorat en poche et un poste enviable de chercheur, j’avais aussi une jeune famille à nourrir. Je devais choisir entre la sécurité d’un travail familier ou le pari de peut-être participer à quelque chose de profond. Au même moment, on m’approchait aussi pour des emplois lucratifs en dehors de la sciencee.

Latham Boyle, de l’Institut Périmètre, qui était alors un de mes collègues postdoctorants, m’a rappelé que nous donnons plus que de l’argent à nos enfants. Nous leur montrons ce qui est vraiment épanouissant et important. Le pari du télescope EHT allait rapporter des dividendes allant au-delà de l’argent. Je suis reconnaissant pour toujours à Latham de m’avoir ouvert à cette idée.

Le 5 avril 2017, après des années de travaux intenses et en dépit de nombreux obstacles, les 8 télescopes formant le réseau planétaire du télescope EHT se sont finalement tournés vers le trou noir supermassif situé dans la galaxie M87. Notre groupe disparate était devenu une équipe internationale comptant 200 personnes. Au fil des mois de travail d’analyse qui ont suivi — téléconférences et séances de travail interminables, programmation, erreurs et réussites, conflits et leur résolution, rédaction d’articles —, le résultat est devenu clair : exactement comme cela avait été prédit, une ombre inquiétante entourée d’un anneau brillant, révélant un monstre de la nuit jamais vu auparavant. Il ne nous restait plus qu’à faire part de notre joie au monde entier.

Le 10 avril dernier, tout juste 12 mois après cette observation, j’ai eu le grand honneur d’accompagner sur scène au Club national de la presse, à Washington, mes collègues et amis Shep Doeleman, Dan Marrone et Sera Markoff, pour révéler l’image du trou noir de M87 au nom de l’ensemble de l’équipe du télescope EHT.

Même si je n’ai pas savouré l’idée d’être sur scène devant des millions de personnes, cette présentation aux côtés de mes collègues a été une expérience enrichissante. Nous avons senti le poids de l’histoire. On estime que 4 milliards de personnes — la moitié de la population de la Terre — ont vu jusqu’à maintenant l’image de M87*. Il s’agit d’une occasion rare et précieuse : l’humanité tourne son regard collectif sur quelque chose de très positif et emblématique de la puissance de l’ingéniosité et de la collaboration.

Cette image d’un monstre gravitationnel situé à 55 millions d’années-lumière constitue un point culminant, une justification et un nouveau commencement. Rien n’aurait pu nous préparer totalement à la conférence de presse et à ce qui s’en est suivi : entrevues, audition au Congrès, célébrations, moments de célébrité inattendue. Le monde s’est réveillé avec la première image d’un trou noir étalée en couleurs vives à la une de presque tous les journaux de la planète.

Je me vois rempli de sentiments variés : fierté du travail accompli, joie d’en partager les résultats, soulagement de voir la réalisation de prédictions antérieures. Et une immense gratitude. Je suis reconnaissant aux jeunes scientifiques avec qui j’ai travaillé jour et nuit, à tous les membres de l’équipe du télescope EHT, qu’ils soient connus ou méconnus, de même qu’aux organismes partenaires.

Et je suis infiniment reconnaissant à ma famille, ainsi qu’à toutes les familles des membres de l’équipe, qui nous ont soutenus et se sont investies avec nous. Le télescope EHT a été omniprésent pour nos conjoints et nos enfants. Des dessins de trous noirs crayonnés par mes enfants sont affichés sur les murs de mon bureau. Chaque jour, ils me rappellent le soutien de ma famille, et cela signifie bien davantage que ce que je peux exprimer.

Dès le 11 avril, lendemain de l’annonce à Washington, j’avais à nouveau des fourmis dans les jambes. L’envie d’évasion qui a déclenché le projet EHT il y a 20 ans est restée bien présente en nous.

Le télescope EHT poursuivra sa croissance dans les années à venir : ajout des données recueillies en 2018; ajout de télescopes au réseau en 2020 et 2021; accroissement de la bande passante; extension à des longueurs d’onde plus courtes permettant une résolution encore supérieure; observations à partir de l’espace. Nous remplacerons les photos de trous noirs par des vidéos. Même des résultats en apparence mineurs auront leur importance; le télescope EHT est un instrument révolutionnaire, et non un simple progrès.

M87* restera pour toujours notre première fenêtre directement ouverte sur l’horizon des événements. Il est bien ancré dans le patrimoine collectif de l’humanité. Mais ce n’est que le commencement. Nous sommes déjà en route vers le prochain horizon, et tout le monde est invité à se joindre à cette aventure.

Avery Broderick est titulaire de la chaire Famille-Delaney-John-Archibald-Wheeler de l’Institut Périmètre.

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