Une solution de la théorie des cordes taillée sur mesure
Des chercheurs découpent un problème difficile en formes gérables et obtiennent une solution qui pourrait s’appliquer à toutes les théories des cordes.
Des chercheurs découpent un problème difficile en formes gérables et obtiennent une solution qui pourrait s’appliquer à toutes les théories des cordes.
Il y a quelques années, une équipe canado-franco-brésilienne a découvert qu’un problème particulier de théorie des cordes peut être résolu si on l’aborde d’un point de vue de tailleur : plus précisément, en découpant un pantalon.
Même si cela ressemble à une question de découpe industrielle, cette idée publiée en 2015, s’est avérée des plus sérieuse. En découpant un problème difficile de physique en éléments plus petits, le trio de chercheurs a trouvé un moyen de le simplifier et de le résoudre, créant du même coup une solution puissante en théorie des cordes pour des interactions beaucoup trop complexes pour être étudiées telles quelles.
Les tailleurs sont à nouveau à l’œuvre. Dans un article publié récemment dans le Journal of High Energy Physics, des physiciens de l’Institut Périmètre ainsi que de l’Institut de physique théorique et de l’Institut sud-américain de recherche fondamentale (IFT-SAIFR), au Brésil, ont transformé un problème de théorie des cordes en un problème de découpage de pantalon, et l’ont appliqué à un système plus complexe.
Leurs résultats contribuent à résoudre un problème de longue date du sous-domaine de l’intégrabilité en théorie des cordes, et ils pourraient s’avérer importants pour l’ensemble des chercheurs en théorie des cordes.
Décrivons un peu le contexte. La théorie des cordes postule que les particules subatomiques sont en fait des cordes qui vibrent dans l’espace. Le monde tel que nous le voyons et le ressentons est issu de la manière dont ces cordes se déplacent d’un point à un autre (ce qu’on appelle la propagation) et la manière dont elles fusionnent ou se divisent (ce qu’on appelle l’interaction).
L’intégrabilité est l’outil mathématique qui permet de comprendre comment la propagation et les interactions surviennent dans un espace courbe hypothétique appelé espace Anti-de Sitter (AdS). Pourquoi des théories élaborées dans un univers non réaliste ont-elles une utilité? Parce qu’elles peuvent être analogues à d’autres théories plus complexes, et vice versa.
Grâce à ce que l’on appelle la dualité ou correspondance AdS/CFT, des théories des cordes dans un espace AdS peuvent être considérées comme équivalentes à d’autres théories dans un nombre inférieur de dimensions. Cela signifie que les théoriciens peuvent traduire des théories complexes dans un nombre — supérieur ou inférieur — de dimensions plus facile à gérer, à condition de pouvoir aussi traduire et suivre parallèlement les attributs propres à chaque théorie.
C’est une autre analogie qui avait finalement permis de résoudre le casse-tête de la propagation des cordes. Un article majeur publié en 2009 avait montré que le problème de la propagation des cordes était presque l’équivalent d’un problème de matière condensée. Cela a permis aux théoriciens des cordes d’importer et d’adapter des techniques de physique de la matière condensée.
Mais à l’époque, il n’y avait pas d’analogie semblable pour les interactions entre cordes. Celles-ci posaient un problème épineux, alors que les chercheurs tentaient de mettre au point de nouvelles techniques pour les étudier.
Une idée lumineuse a été mise de l’avant en 2015 par Pedro Vieira — professeur à l’Institut Périmètre (et l’un des auteurs de l’article de 2009 sur la propagation des cordes) —, Shota Komatsu, postdoctorant à l’Institut Périmètre, et Benjamin Basso, alors de l’École Normale Supérieure de Paris, lorsqu’ils travaillaient ensemble au Brésil.
Dans ce qu’ils ont appelé la méthode du « pantalon », expliquée plus en détail ci-dessous, ils ont étudié l’interaction la plus simple d’une corde : une corde qui se divise en deux. Le fait de découper le problème en deux s’est avéré non seulement mathématiquement puissant, mais aussi visuellement utile.
Un an plus tard, Shota Komatsu et Thiago Fleury, postdoctorant à l’IFT–SAIFR, se sont attaqués à une interaction plus difficile : deux cordes qui fusionnent puis se divisent à nouveau. Ils ont fini par trouver non seulement une manière puissante d’étudier l’intégrabilité dans les théories des cordes[1] et les théories de jauge[2], mais ils pourraient aussi avoir trouvé un nouveau moyen d’étudier toutes les théories des cordes.
Leur article a déjà attiré l’attention des scientifiques qui travaillent sur l’intégrabilité. Il fera l’objet d’une communication principale à la conférence sur l’intégrabilité dans les théories des cordes et les théories de jauge qui se tiendra à Paris en juillet prochain. On s’attend aussi à ce qu’il fasse des vagues lors de Strings 2017, réunion annuelle la plus importante des théoriciens des cordes, qui aura lieu en juin à Tel Aviv.
Pedro Vieira, qui est titulaire de la chaire Clay-Riddell-Paul-Dirac à l’Institut Périmètre, prévoit mettre en évidence ces travaux lorsqu’il fera le bilan annuel de la recherche sur l’intégrabilité. « Je crois qu’il s’agit vraiment d’une percée dans la compréhension des interactions entre cordes, a-t-il déclaré. C’est indéniablement, et de loin, le résultat le plus important de l’année dans ce domaine. » [traduction]
L’analogie entre cordes et pantalons semble étrange à première vue, mais elle prend tout son sens lorsqu’on la représente visuellement. Dans la figure A, on voit un pantalon. La « taille » représente une corde fermée en boucle. En évoluant dans le temps, la corde trace un cylindre. Lorsque l’interaction se produit et que la corde se divise en deux, elle crée deux nouveaux cylindres formant la « jambe gauche » et la « jambe droite » du pantalon. Il s’agit d’une fonction à 3 points, parce que le pantalon comporte 3 « extrémités ».
Maintenant, avec des ciseaux, défaisons de haut en bas les coutures extérieures, puis les coutures intérieures de bas en haut, pour obtenir une « moitié avant » et une « moitié arrière » du pantalon. Chaque moitié est un hexagone dont les 6 côtés correspondent aux éléments suivants du pantalon : la taille, la couture extérieure de la jambe gauche, le revers gauche, la couture intérieure, le revers droit, la couture extérieure de la jambe droite.
Avec ce découpage théorique, les cordes fermées sont maintenant ouvertes; cela signifie qu’elles peuvent être étudiées à l’aide de l’intégrabilité. On peut ensuite « réunir » les hexagones, avec l’ajout d’éléments mathématiques pour tenir compte de l’introduction de « coutures » là où il n’y en avait pas auparavant.
Le découpage original a ramené un calcul incroyablement complexe en des éléments plus petits et plus simples, et a fourni un processus permettant de comprendre les interactions entre cordes.
Intitulé Hexagonalization of Correlation Functions (Hexagonalisation des fonctions de corrélation), le nouvel article applique une méthode semblable à un problème différent : comment deux cordes interagissent, puis se divisent en deux nouvelles cordes. Il s’agit d’une fonction à 4 points, parce que les cordes comportent 4 « extrémités ». Il s’agit d’une situation beaucoup plus complexe, dont la solution peut par conséquent fournir une information beaucoup plus riche.
C’est cette complexité qui a amené Shota Komatsu à s’intéresser au problème. « La compréhension de la fonction à 4 points constituait un défi, a-t-il déclaré. C’était à n’en pas douter un objet très intéressant. » [traduction]
MM. Komatsu et Fleury ont d’abord regardé les résultats d’études de fonctions à 4 points dans des régimes de couplage très faible (où l’attraction entre les particules est très faible, de sorte qu’elles virevoltent en interagissant très peu) et dans des régimes de couplage très fort (où les couplages forts créent de multiples interactions et rendent le système très difficile à étudier).
En raison des techniques mathématiques différentes utilisées pour étudier chaque régime, les résultats ont été très différents. Mais il y avait des points communs. À l’extrémité faible du spectre, les calculs étaient compliqués par le grand nombre de contributions, mais ces contributions semblaient se regrouper dans 4 domaines différents. À l’extrémité forte, les cordes étaient compliquées à décrire, mais les calculs semblaient indiquer que chaque corde possédait 4 régions particulières.
Les modèles mathématiques suggéraient fortement que la solution consistait à diviser le problème en 4 parties, mais comment? Des chercheurs de l’Institut Périmètre et de SAIFR ont relevé le défi. À partir de l’idée du pantalon, certains ont réuni deux pantalons à la taille, puis les ont découpés le long des coutures.
MM. Komatsu et Fleury ont procédé différemment : ils ont découpé un « côté » de l’interaction verticalement, et l’autre horizontalement (voir la figure B). Il en est résulté 4 hexagones, mais formés différemment. Il en est aussi résulté une division en 4 cordes pouvant être étudiées à l’aide de l’intégrabilité avant d’être réunies. « Nous avons eu cette idée presque dès le début » [traduction], a déclaré Shota Komatsu, qui est arrivé à l’Institut Périmètre en 2014.
À l’aide de l’intégrabilité, ils ont commencé à calculer la contribution de chaque hexagone à l’interaction. Cela a demandé énormément de travail : lorsque les « pantalons » sont formés, des modes d’excitation appelés magnons sont répartis entre les deux. Les chercheurs ont dû faire la somme de toutes les répartitions possibles, et pour faire passer un magnon d’un hexagone à un autre, ils ont dû introduire des états de propagation.
Il va sans dire que les techniques mathématiques nécessaires pour ces opérateurs devaient être taillées sur mesure. Au bout d’un an de collaboration à distance, à partir de leurs institutions respectives de Waterloo et de São Paulo, et de rencontres lors de séjours dans le cadre du partenariat entre l’Institut Périmètre et SAIFR, MM. Komatsu et Fleury ont constaté que leur idée était fondée : les résultats obtenus à l’aide de cette nouvelle méthode concordaient parfaitement avec les résultats précédents de la fonction à 4 points dans les régimes de couplage faible et de couplage fort.
Pedro affirme que cette idée était lumineuse : « Il s’agit d’une manière différente de découper cet objet. Vous obtenez le même genre d’hexagones, mais la manière de faire le découpage est différente. Elle est plus élégante. » [traduction]
Pour MM. Komatsu et Fleury, ce n’est que le début. La mathématique de l’hexagonalisation est complexe, et elle devient de plus en plus difficile à contrôler à mesure que la force de couplage augmente. Les deux chercheurs travaillent à aplanir le plus de difficultés possibles avant de présenter leur communication à la grande conférence de juillet.
« Il y a beaucoup de choses à comprendre et à faire, a déclaré M. Fleury. Je vais travailler exclusivement sur cette question jusqu’à la conférence. » [traduction]
Selon M. Komatsu, ces travaux fournissent un cadre fondamental que les chercheurs ont hâte d’étendre. « Jusqu’à maintenant, dit-il, nous avons seulement vérifié que l’hexagonalisation permet de reproduire les résultats obtenus par d’autres moyens. En principe, nous devrions pouvoir obtenir bien plus de résultats que ceux calculables par d’autres méthodes. Pour que cela fonctionne vraiment, ou pour faire de réelles prédictions, nous devons encore régler certains détails. » [traduction]
À cause des différences importantes entre les régimes de couplage faible et de couplage fort, les physiciens se servent de techniques distinctes pour les étudier. Si des théoriciens pouvaient trouver une méthode unique fonctionnant dans les régimes de couplage faible et de couplage fort, ils auraient peut-être enfin un moyen d’étudier le territoire situé entre les deux, qui est pour le moment essentiellement impénétrable.
Pedro Vieira soupçonne que l’hexagonalisation pourrait précisément constituer une telle méthode. « Je crois qu’il s’agit vraiment d’une percée dans la compréhension des interactions entre cordes », a-t-il déclaré.
« Comme elle s’applique de manière très élégante à toute fonction à N points, elle s’étend très probablement au-delà des dualités jauge/gravité que nous étudions. Je crois que l’idée de Shota Komatsu et de Thiago Fleury pourrait s’appliquer à toutes les théories des cordes. » [traduction]
[1] Les théories des cordes visent à faire le pont entre la mécanique quantique et la relativité générale. Elles remplacent les particules de la physique des particules par des cordes unidimensionnelles.
[2] Les théories de jauge constituent une classe de théories quantiques des champs. Elles expriment les lois de la physique d’une manière qui ne modifie pas la physique fondamentale d’un champ quantique, tout en permettant de révéler des structures sous-jacentes.
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