Au-delà d’un point de rupture
De nouvelles observables identifiées par des chercheurs de l’Institut Périmètre fournissent une voie de rechange pour sonder certaines théories de jauge quantiques.
Chaque outil a ses limites. Un ruban à mesurer est très utile, mais il ne sert à rien si l’on veut connaître la distance entre des atomes, ou entre le Soleil et la Lune.
Lorsque l’on atteint une telle limite, il faut prendre un autre outil. Mais que faire s’il n’y a pas d’autre outil?
Pendant des années, cela a posé un problème important aux spécialistes de la théorie quantique des champs. Un de leurs outils les plus communs — les opérateurs de boucle de Wilson — est un excellent moyen de formuler des théories de jauge et d’en extraire de l’information physique.
Mais il y a un problème : à des niveaux d’énergie suffisamment faibles, les opérateurs de boucle de Wilson peuvent ne pas fonctionner et ne fournissent plus de description fiable de ce qui se passe dans la théorie. L’outil atteint ses limites, et la théorie se heurte à un mur.
Au cœur des atomes, les quarks qui constituent les protons et les neutrons sont « confinés » ou liés entre eux si étroitement par l’interaction nucléaire forte qu’on ne les observe jamais séparément.
La théorie de l’interaction nucléaire forte — appelée chromodynamique quantique — a été bien testée dans certains régimes. Les observables telles que les boucles de Wilson jouent un rôle crucial dans ces efforts, car elles permettent aux théoriciens de sonder le monde subatomique et d’en extraire de l’information.
Les théories de jauge et les opérateurs de boucle de Wilson jouent également un rôle central dans la physique quantique à N corps : ils décrivent les propriétés de divers états de la matière. Mais là encore, les boucles de Wilson faillissent généralement à la tâche en régime de faible niveau d’énergie.
Lorsqu’un outil cesse de fonctionner, la source d’information correspondante se tarit. La découverte d’observables inédites qui fonctionnent au-delà de ce blocage peut ouvrir de toutes nouvelles avenues de découverte.
Depuis des années, les théoriciens cherchent une solution de rechange, ou « description duale » d’une boucle de Wilson qui puisse demeurer effective au-delà de la limite de cet outil.
Jaume Gomis, chercheur à l’Institut Périmètre, et son ancien étudiant Benjamin Assel, actuellement au CERN, viennent d’identifier une autre observable dans les théories de jauge à 3 dimensions qui pourrait aller au-delà du point de rupture des boucles de Wilson et extraire une information nouvelle provenant de théories auparavant impénétrables.
MM. Gomis et Assel ont trouvé que des opérateurs appelés boucles tourbillonnaires peuvent agir comme descriptions duales des boucles de Wilson et que, en prime, ces opérateurs peuvent encore donner des réponses aux faibles niveaux d’énergie où les boucles de Wilson ne fonctionnent plus.
Ces opérateurs peuvent agir comme des dictionnaires bilingues donnant 2 manières différentes de décrire un même système.
Dans leur article intitulé Mirror Symmetry and Loop Operators (Symétrie bilatérale et opérateurs de boucle), non seulement les chercheurs présentent la relation de dualité, mais ils fournissent aussi des calculs exacts pour faire la démonstration de leur proposition.
Les opérateurs de boucle de Wilson constituent une composante des théories de jauge quantiques. À titre de variable fondamentale, tout opérateur ou observable d’une théorie de jauge peut être réécrit sous forme de boucles de Wilson. « Cela peut ne pas être élégant, explique M. Gomis, mais si vous connaissez les boucles de Wilson qui décrivent une théorie, vous connaissez la théorie dans sa totalité. » [traduction]
En plus de constituer une composante des théories de jauge quantiques, les opérateurs de boucle de Wilson fournissent un moyen de la mesurer. Tout comme un thermomètre fournit de l’information sur la température d’une pièce, les opérateurs permettent de discerner des phénomènes physiques dans une théorie.
Les opérateurs font cela en sondant l’état du système tel qu’il serait perçu par une particule lourde ayant une charge électrique; les opérateurs de Wilson portent un ensemble discret de nombres qui correspondent à la charge, appelée « couleur », de cette particule.
Pour pouvoir explorer plus à fond les théories en régime de faible énergie, MM. Gomis et Assel ont entrepris de chercher une description duale d’une boucle de Wilson dans des théories de jauge à 3 dimensions.
Jaume Gomis disposait d’un certain nombre de points de départ. Premièrement, il fallait que la forme concorde. « Vous pouvez changer la nature de l’opérateur, dit-il, mais non la nature de sa géométrie. Une boucle doit correspondre à une boucle. » [traduction]
Il savait aussi que la description duale doit pouvoir coder la même information sur la couleur-charge que celle véhiculée par les opérateurs de boucle de Wilson.
Ce problème a occupé M. Gomis pendant plus d’une dizaine d’années. Il y revenait de temps à autre tout en travaillant à d’autres projets. Puis, il y a 2 ans, un indice est venu d’une source inattendue : la théorie des cordes.
Au milieu des années 2000, Jaume Gomis avait travaillé sur l’utilisation de théories de jauge pour décrire les boucles de Wilson à partir d’objets de la théorie des cordes appelés D-branes4. Ces travaux ont mené à la publication en 2008 d’un article introduisant le concept d’opérateurs de boucle tourbillonnaire dans le contexte de l’holographie.
Grâce à ces travaux, M. Gomis savait que certaines configurations de théorie des cordes correspondaient à des théories de jauge particulières, et il savait quels branes correspondaient à des boucles de Wilson. La réalisation de boucles de Wilson au moyen de branes pourrait-elle conduire à cette nouvelle description duale?
Au bout de plus de 2 ans d’efforts et de calculs, il s’est avéré que la réponse était oui. Les chercheurs ont construit des boucles de Wilson dans des théories de jauge à 3 dimensions à l’aide de D-branes. Sur ces D-branes, ils ont codé la charge d’une boucle de Wilson. Ils ont ensuite étudié comment le reste du système réagissait à la présence d’un brane dans le contexte des dualités avec la théorie des cordes.
« Lorsque la théorie correspondant à cette irrégularité est combinée au reste de son monde, elle prend la forme d’une boucle tourbillonnaire » [traduction], explique M. Gomis.
Les résultats ont montré que les boucles tourbillonnaires sont les duales exactes des boucles de Wilson et qu’elles peuvent véhiculer les données essentielles à la théorie de jauge, procurant enfin aux théoriciens l’outil qui leur permet d’aller au-delà de l’impasse actuelle.
« Maintenant, ajoute M. Gomis, vous pouvez essayer de comprendre certains systèmes de matière condensée, non pas en les étudiant à l’aide de boucles de Wilson, mais en étudiant la physique de ces irrégularités, ces opérateurs tourbillonnaires particuliers. » [traduction]
Jaume Gomis s’attend à ce que ces travaux aient des répercussions immédiates en mathématiques. La relation de dualité entre les boucles de Wilson et les boucles tourbillonnaires pourrait constituer une nouvelle porte d’entrée sur la mathématique de la « dualité symplectique », qui est l’incarnation mathématique de la « symétrie bilatérale », où l’on a trouvé la nouvelle dualité entre boucles tourbillonnaires et boucles de Wilson.
À plus long terme, il espère que ces travaux ouvriront la voie à de nouvelles idées, et peut-être même aideront à mettre au point une autre formulation de la chromodynamique quantique et d’autres théories de jauge.
Cet article marque la fin d’un chapitre pour M. Gomis, qui est heureux de mettre de côté pour quelque temps les boucles tourbillonnaires et les boucles de Wilson, pour se consacrer à d’autres projets de recherche.
« J’ai été longtemps obsédé par cette question, admet-il. Il se trouve que les boucles tourbillonnaires constituaient la bonne réponse à 2 questions, l’une en holographie et l’autre dans ces travaux récents. Cela montre qu’elles sont fondamentales.
« C’est étonnant de voir jusqu’à quel point, d’une certaine manière, c’était une réponse simple. » [traduction]