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Définir la gravité, défier la gravité : le physicien planchiste

Pour David « Doddy » Marsh, postdoctorant à l’Institut Périmètre, la planche à roulettes et la physique théorique sont deux moitiés d’un tout — parfois complémentaires, parfois en opposition, toutes deux essentielles.

Trempé de sueur et constamment en mouvement, le tee-shirt du planchiste est difficile à déchiffrer. Les caractères blancs sur fond noir ressemblent à un fouillis de graffitis, ou peut-être aux logos de fabricants de planches à roulettes.

Ce n’est que lorsque le planchiste fait un rare arrêt — en fait une « gamelle » ou « slam », en jargon, qui laisse sur le béton une fine couche de peau de son coude — que le tee-shirt devient lisible, mais seulement pour un œil exercé.

« Ce sont les équations du modèle standard de la physique des particules », explique David “Doddy” Marsh, apparemment sans s’inquiéter de son coude qui rougit rapidement. « Ce tee-shirt vient du CERN. »

Il ajoute : « C’est le seul tee-shirt propre que j’avais aujourd’hui. » [traduction] Et il repart, plongeant dans la structure concave du parc de planche à roulettes avant de s’envoler en utilisant l’une des nombreuses rampes. Il semble rester en l’air, suspendu pendant une microseconde comme pour défier l’implacable force gravitationnelle qu’il comprend de manière si approfondie.

Au mi-plan derrière lui, en grande partie caché par un petit bois de peupliers, on aperçoit son lieu de travail, l’Institut Périmètre de physique théorique. C’est là que, comme postdoctorant, il passe le plus clair de ses journées à déchiffrer le mystère de la matière sombre, la colle invisible de l’univers.

La cosmologie théorique est le yin qui fait pendant au yang de la planche à roulettes.

Définir la gravité, défier la gravité : le physicien planchiste

Pour Doddy Marsh (il dit que seule sa mère l’appelle David), la planche à roulettes et la physique théorique sont deux moitiés de son tout — parfois complémentaires, parfois en opposition, toutes deux essentielles.

Tout comme la mécanique quantique et la relativité générale fournissent un cadre quasi complet de la réalité alors que leur unification demeure une cible mouvante et inaccessible, la planche à roulettes et la physique définissent et envoûtent Doddy.

Chacune de ses passions est alimentée par des moments extraordinaires de succès captivants — la maîtrise d’une nouvelle figure, la découverte d’une solution à un problème ardu — et chacune lui réserve un nombre inépuisable de nouveaux défis.

Son épaule éraflée et ses chevilles malmenées sont analogues aux articles en cours de rédaction et aux programmes informatiques à moitié terminés dans son bureau du 2e étage non loin de là — autant de rappels qu’il y a encore beaucoup à apprendre et à maîtriser.

Doddy vire en s’inclinant le long d’un mur courbé du parc de planche à roulettes, avant de s’arrêter en dérapant vers sa bouteille d’eau. Entre deux gorgées, il dit quelque chose que l’on entend rarement dans ce genre de parc : « Aujourd’hui, j’ai essayé de trouver une explication heuristique de la suppression du pouvoir agglutinant de la matière sombre constituée d’axions, ainsi que des liens entre ce phénomène et la densité de galaxies sphéroïdes naines. » [traduction]

C’est quelque chose de complexe même pour des physiciens théoriciens, et c’est tout aussi difficile à expliquer que c’est facile à dire.

Doddy est venu au parc de planche à roulettes pour nettoyer son tableau noir mental. Parfois, la meilleure manière de résoudre un problème très ardu est de se concentrer pendant un certain temps sur quelque chose de totalement différent — dans le cas présent, des figures appelées ollies (sauts effectués avec la planche) et smith grinds (glissement d’un bloc-essieu sur un rail).

« La planche à roulettes enseigne la persévérance parce que c’est un sport très difficile, explique Doddy. La physique est notoirement difficile elle aussi, mais comme je fais constamment face à l’adversité quand je fais de la planche à roulettes, j’ai l’impression que de m’attaquer à des problèmes de mathématiques est moins difficile. » [traduction]

La planche à roulettes rend la physique plus facile? C’est un concept contre-intuitif, mais Doddy est habitué aux notions contre-intuitives. Et pour lui, c’est le résultat de nombreuses années d’essais et d’erreurs souvent douloureuses.

***

David MarshAu matin de Noël 2000, Doddy Marsh, alors âgé de 13 ans, a déballé le cadeau qu’il avait demandé : sa première planche à roulettes. Comme d’innombrables jeunes de sa génération, il avait découvert ce sport par le truchement du jeu vidéo Tony Hawk’s Pro Skater, dont il croyait pouvoir reproduire en un rien de temps les spectaculaires cascades virtuelles.

Il avait tort.

Il avait déjà montré une aptitude naturelle pour les mathématiques (ses parents étaient tous deux enseignants de mathématiques, ce qui aidait sûrement), mais la capacité de calculer la longueur d’une hypoténuse et l’habileté d’en descendre une matérialisée par une rampe se sont avérés très différentes. Dans les deux cas, Doddy a été bien servi par une détermination tenace, presque obsessive, de ne laisser aucun problème sans solution.

Doddy s’est immergé sur la scène légendaire de la planche à roulettes de Liverpool, s’exerçant avec des amis sur les nombreux obstacles fournis par le déclin industriel de la ville. Il a appris auprès des habitués de Pier Head — l’épicentre de la planche à roulettes à Liverpool, sur les bords du fleuve Mersey.

Chez ses parents, il a construit dans la cour arrière un parc improvisé de planchiste avec des matériaux « empruntés » dans des chantiers de construction voisins, et a produit avec ses amis des vidéos de figures toujours plus difficiles, accompagnées de succès de musique hip-hop et punk.

Mais cela n’a pas nui à ses études. Au contraire, la planche à roulettes l’a aidé à mieux comprendre les mathématiques et la physique.

« À l’âge de 16 ans environ, se souvient-il, je voyais pour la première fois à l’école les notions de mouvement harmonique simple, de résonance et de fréquence naturelle. C’est là où la planche à roulettes m’a aidé pour la première fois à comprendre un concept de physique. » [traduction]

Il s’est rendu compte qu’un planchiste montant et descendant les parois d’une demi-lune est analogue à un pendule, et que ses allers-retours sont une expression de la période d’oscillation, ou fréquence naturelle.

« Il y a une fréquence naturelle déterminée par la géométrie, dit-il. Une demi-lune a elle aussi une géométrie fixe — le rayon de courbure de ses transitions — qui détermine une fréquence naturelle. » [traduction]

Plus tard, il a appris le concept bien défini de physique (classique) correspondant à ce que tout planchiste sait intuitivement : des transitions serrées se traduisent par des revirements rapides. La fréquence naturelle est plus élevée lorsque les grandeurs géométriques sont plus petites. Autrement dit, plus la demi-lune est petite, plus le planchiste vire souvent lorsqu’il monte et descend le long de ses courbes.

Pendant ses études secondaires, Doddy a consacré son énergie à parts égales entre les mathématiques et la planche à roulettes, trouvant des parallèles toujours plus profonds entre les deux. Le fait de « pomper » avec les jambes pour prendre de la vitesse dans une rampe est devenu une « réaction de résonance fournissant de l’énergie dans un système physique ». Sauts et figures divers sont devenus des expériences d’inertie, de friction et d’élasticité. Apprendre à tomber sans se casser (de nouveau) le poignet est devenu une expérience de moment angulaire et de vélocité.

Évidemment, quand il s’exerce à une nouvelle figure, l’instinct et les réflexes prennent toute la place et l’emportent sur les zones analytiques de son cerveau. C’est cette interaction de la physique appliquée et de mouvements corporels qui plaisent tant à Doddy dans la planche à roulettes.

« C’est une forme de méditation, dit-il. Quand je bute sur un problème, je vais faire de la planche à roulettes. À mon retour, je vois mieux la solution. » [traduction]

***

Skateboarding physicist
Doddy Marsh partage son temps entre l’Institut Périmètre et une demi-lune.

Chaque parc de planche à roulettes, comme chaque problème de physique, pose ses propres défis et comporte ses propres promesses d’une nouvelle technique ou de découverte.

Dans la douce lumière d’un début de soirée du mois d’août, Doddy est dans la ville tranquille de Wellesley, mieux connue pour son festival annuel de la pomme, du beurre et du fromage. Elle est à 20 minutes et à un monde de distance de l’Institut Périmètre, où Doddy a passé l’après-midi à travailler sur la détectabilité de la matière sombre ultralégère constituée d’axions.

Le parc de planche à roulettes de Wellesley — un simple terrain de stationnement où un planchiste local a construit une impressionnante demi-lune en bois — est vide; il n’y a que des frites trempées de ketchup qu’un visiteur précédent a renversées près de la rampe.

Pendant son échauffement, Doddy monte et descend en glissant sans effort les côtés de la demi-lune, comme une bille qu’on aurait lâchée dans un bol. Ensuite, avec des mouvements bien synchronisés des jambes, il ajoute de l’énergie dans le système physique, cherchant le pic de résonance de la géométrie courbe de la rampe. Au bout de quelques moments, il atteint l’arête de la rampe.

Son objectif est d’exécuter un rock‘n’roll parfait, figure fondamentale dans laquelle les roues avant atteignent l’arête de la rampe, la planche reste en équilibre un petit moment au sommet, avant de repartir vers le bas, le planchiste étant de préférence intact. Il veut le réussir à la perfection, en partie parce qu’il y a un photographe, mais surtout parce qu’il refuse d’abandonner un défi qu’il s’est lancé.

Après tout, quel défi plus grand pourrait-il devoir relever que celui auquel il s’attaquait il y a tout juste une heure — expliquer les origines, la croissance et le sort ultime de l’univers?

Il se pourrait que sa fixation professionnelle du moment — déterminer la vraie nature de la matière sombre, substance mystérieuse qui constitue un quart de toute la densité d’énergie de l’univers —se révèle aussi inaccessible que le heelflip vers l’intérieur, figure que Doddy n’a pas encore réussie.

Le rock‘n’roll au sommet d’une demi-lune semblait impossible lorsque Doddy a commencé à faire de la planche à roulettes à l’âge de 13 ans. Mais maintenant, avec un cri de satisfaction, il en réussit un à la perfection (et est doublement content de savoir que la caméra a capté le moment).

Il reprend son souffle au sommet de la rampe, s’essuyant les sourcils de son avant-bras gauche, sur lequel est tatouée une version stylisée du logo Anti-Hero Skateboards. Son autre bras n’est pas tatoué, mais Doddy envisage d’y faire inscrire la métrique de Friedmann-Lemaître-Robertson-Walker, qui décrit l’expansion ou la contraction de l’univers.

« Cela ferait un bon équilibre » [traduction], dit-il en ne blaguant qu’à moitié.

La planche à roulettes et la physique sont les deux membres d’une équation complexe, et Doddy est le signe d’égalité au milieu. Il y a évidemment beaucoup d’autres variables dans sa vie — la musique, les beaux-arts, le bouddhisme, les voyages —, mais elles sont toujours calculées par rapport aux constantes de sa vie.

C’est comme cela qu’il fonctionne.

« La planche à roulettes et la physique me procurent des choses très différentes dans ma vie, mais elles ont des manières vraiment intéressantes de se combiner. » [traduction]

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