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Einstein, le conteur

Pour Lee Smolin, spécialiste de la gravitation quantique et auteur, la plus grande force d’Albert Einstein ne résidait pas dans les chiffres.

Albert Einstein est un personnage unique.

Lorsque j’étudie les écrits d’autres grands physiciens comme Galilée, Kepler, Maxwell, Bohr, Heisenberg, Schrödinger et Dirac, je peux comprendre qui ils sont. Ce sont des scientifiques extraordinaires, mais ils ne sont pas différents des meilleurs parmi mes contemporains. Einstein, lui, est différent. (Newton également est différent, mais ce sont les deux seuls.) Après de nombreuses années d’étude, je trouve encore incompréhensible la capacité infaillible et sûre d’Einstein à pénétrer directement au cœur du sujet afin de découvrir les secrets de la nature.

Comment a-t-il réussi cela? Qu’est-ce qui distingue Einstein des autres scientifiques? En quoi a-t-il été différent de ses contemporains, et a ainsi pu réaliser des découvertes hors de portée pour les autres? Avec hésitation, étant donné la subtilité de sa pensée, voici un essai de réponse : Einstein était un conteur.

Einstein ne posait pas les mêmes questions que ses contemporains. Ces derniers se contentaient de vivre avec des connaissances incomplètes, plus ou moins contradictoires ou incohérentes. Il n’y a rien de mal à cela. La plupart des scientifiques, aujourd’hui comme hier, ont d’autres chats à fouetter — d’autres objectifs que la cohérence la plus grande dans notre connaissance de l’univers. Mais Einstein faisait de la science pour répondre à un besoin profond de se comprendre lui-même au cœur d’un univers cohérent. Il n’aimait pas les taches et les faux plis dans le tissu de la physique.

Par exemple, il avait les soupçons d’un conteur à propos des coïncidences. Newton avait 2 notions de masse : la masse inertielle (ou résistance à une force) et la masse gravitationnelle (ou poids). Mais il se trouve que les 2 masses sont toujours égales. Pour tout le monde, cette égalité de la masse gravitationnelle et de la masse inertielle n’était qu’une condition supplémentaire à imposer aux équations. Pour Einstein, c’était une occasion extraordinaire de découvrir une cohérence cachée. Peut-être que, du point de vue approprié, la gravité et l’inertie sont la même chose.

Einstein a trouvé ce point de vue dans son expérience de la pensée à propos d’un homme qui, dans un ascenseur, est incapable de dire s’il reste sans bouger à la surface de la Terre ou s’il est en train de monter dans l’espace. C’est le principe d’équivalence, selon lequel on ne peut pas faire la différence entre un effet de la gravité et un effet de l’inertie. Ce principe tiré d’une histoire joue un rôle-clé dans la relativité générale.

Selon un mythe tenace, Einstein était un génie solitaire qui s’est servi de la beauté des mathématiques pour découvrir sa grande théorie — un génie inspiré par l’esthétique, les mathématiques étant un outil prophétique. En réalité, Einstein n’avait pas de formation poussée en mathématiques et n’était pas très bon en la matière. Ce n’est pas vrai non plus qu’il n’a pas eu de collaborateurs. Il dépendait d’amis comme Marcel Grossmann pour lui expliquer les mathématiques sur lesquelles se fondait la relativité générale, et d’autres amis comme Michele Besso pour trouver l’interprétation correcte de ces mathématiques.

Par contre, Einstein avait une excellente intuition et d’excellentes idées sur le plan de la physique. La voie menant à la relativité générale a été brillamment éclairée par une idée physique simple : le principe d’équivalence.

Malheureusement, Einstein n’avait pas d’idée sur le plan de la physique pour guider sa recherche d’une unification de la mécanique quantique et de la gravitation, ce qu’il appelait une théorie unifiée des champs. Il n’avait ni nouveau principe physique à proposer ni nouvelle expérience de la pensée pour alimenter sa réflexion. Contrairement à ce qu’il avait fait pour ses succès précédents — sur la relativité restreinte, les photons, le mouvement brownien et la relativité générale —, Einstein travaillait sans être guidé par sa formidable intuition de physicien. Comme le dit la chanson de Jackson Browne, il courait en étant à bout de souffle et aveuglé.

En l’absence d’histoire nouvelle à raconter, Einstein s’est rabattu sur les mathématiques. Il s’est construit un mythe sur la manière dont la beauté mathématique lui avait inspiré la relativité générale et il a tenté de l’utiliser pour justifier ses incursions dans la théorie unifiée des champs. Il s’est perdu dans ce marécage, et ceux qui l’y ont suivi s’y sont perdus aussi.

Einstein a réussi lorsqu’il arrivait à formuler un principe ou une hypothèse à propos de la nature, et que lui, ou parfois d’autres, l’exprimaient ensuite sous forme mathématique; il a échoué lorsqu’il a tenté d’utiliser les mathématiques à la place d’une conception physique de la nature. On peut unifier la gravitation et l’électromagnétisme à l’aide des mathématiques (je connais au moins 4 manières de faire cela). Mais en l’absence d’une conception ou d’un principe physique expliquant le sens de cette unification, l’unification mathématique est vide de sens sur le plan expérimental.

Donc, alors que nous célébrons l’anniversaire de la relativité générale, admirons l’Einstein qui a réussi cette grande étape de la physique : un chercheur de cohérence, pragmatique mais déterminé; un physicien qui avait un pouvoir inégalé de voir l’histoire cachée au cœur de phénomènes naturels.

– Lee Smolin, membre fondateur du corps professoral de l’Institut Périmètre

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