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Les promesses, et les pièges, de la réalité virtuelle

L’Institut Périmètre s’est entretenu avec Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle, sur la science « à la mode », sur les problèmes de financement, et sur le fait de savoir si l’on devrait rendre les mathématiques plus physiques.

En janvier 2015, le pionnier de la réalité virtuelle Jaron Lanier a lancé aux doctorants du monde entier un appel à venir passer un été à travailler avec lui sur un nouveau projet appelé Comradre.

Microsoft venait d’annoncer HoloLens, ordinateur holographique construit dans un casque et intégrant des données du monde réel et des hologrammes, afin de créer une expérience de « réalité mixte » pour des utilisateurs individuels. Mais Jaron Lanier – informaticien, auteur et musicien réputé, scientifique interdisciplinaire chez Microsoft Research – voulait aller encore plus loin et créer une réalité mixte pour plusieurs personnes.

Huit jeunes chercheurs l’ont rejoint à Redmond, dans l’État de Washington, pour le projet Comradre. L’un d’eux était Andrzej Banburski, doctorant à l’Institut Périmètre.

Jaron Lanier est venu récemment à l’Institut Périmètre pour rencontrer son jeune collaborateur et donner une conférence. Il a d’abord accordé une entrevue à Tenille Bonoguore, rédactrice principale à l’Institut.

IP : Bienvenue! Qu’est-ce qui vous amène de nouveau à l’Institut Périmètre?

JL : Andrzej Banburski, candidat au doctorat à l’Institut Périmètre, a travaillé avec moi comme chercheur stagiaire pendant l’été. Nous avons exploré une nouvelle manière de faire des mathématiques dans une réalité mixte. Je suis intéressé à poursuivre cette recherche. J’ai aussi une longue relation d’amitié et de collaboration avec Lee Smolin [professeur à l’Institut Périmètre], et j’aime profiter de toutes les occasions possibles de maintenir ce lien.

IP : Êtes-vous venu avec un esprit ouvert à l’exploration d’autres avenues?

JL : Oh non! J’ai l’esprit complètement fermé et mes décisions sont prises à l’avance. J’ai plein de préjugés. [Et il éclate de rire.]

IP : Mais vous avez tellement de projets en marche. N’avez-vous pas assez de quoi vous occuper?

JL : Nous sommes à un moment extraordinaire où la physique devient davantage informatique, et où l’informatique devient davantage physique. Cela me plaît énormément. Sous bien des aspects, l’informatique et la physique sont plus ouvertes et plus imprévisibles qu’elles ne l’ont été depuis le milieu du XXe siècle.

IP : Pour le profane, la science alimente la technologie, mais nous en sommes maintenant à un point où la technologie alimente beaucoup la science.

JL : À mon avis, cela a toujours été vrai. Il ne faut pas oublier que de meilleures données fournies par des instruments ont généralement été nécessaires pour faire des progrès sur le plan théorique. Freenan Dyson a fait valoir, avec passion je crois, que sans un prisme d’une qualité suffisante, Newton n’aurait pas pu observer la lumière et sa décomposition en couleurs.

Depuis environ un demi-siècle, la physique théorique travaille à partir d’un ensemble d’observations et de moyens techniques d’observation qui sont bien établis. Depuis tout récemment, nous voyons beaucoup de nouvelles frontières s’ouvrir à cause des progrès technologiques. Certains de ces progrès sont dans le prolongement de programmes traditionnels, comme l’augmentation de puissance du LHC ou l’amélioration des observations cosmologiques. Mais d’autres, notamment la construction d’ordinateurs quantiques, ouvrent des avenues totalement inédites sur de tout nouveaux territoires expérimentaux.

Si le passé peut nous aider à prédire quelque chose, c’est que, à cause de ces progrès, nous devrions nous attendre à l’émergence de nouvelles théories intéressantes dans les prochaines années. Nous sommes à une époque incroyablement excitante pour la collaboration entre informaticiens et physiciens.

IP : Lorsque vous travailliez au développement de la réalité virtuelle, puis du Web 2.0, tout cela n’était que potentiel. Maintenant, vous travaillez avec des étudiants qui ont grandi avec cela. Y a-t-il une distance entre vous et eux?

JL : Je ne veux pas tomber dans les clichés du vieux scientifique et des jeunes chercheurs. Jusqu’à un certain point, c’est peut-être vrai que je souhaite redécouvrir un peu de l’excitation que je ressentais dans la jeune vingtaine.

Une chose qui a probablement fonctionné dans ce que j’ai fait cet été, c’est de plonger de jeunes chercheurs dans un milieu où ils ont dû faire quelque chose de fondamentalement différent de ce qui avait été fait auparavant, sans lien avec des ressources préexistantes. Ils ont dû tout construire à partir de rien.

À un moment donné, Andrzej coupait, polissait et enduisait des lentilles lui-même pour fabriquer un appareil dont nous avions besoin, ce qui ne fait pas normalement partie du travail d’un physicien théoricien. Mais lorsque l’on fait quelque chose de tout nouveau, il n’y a pas vraiment le choix. Lorsque l’on travaille dans un domaine fondamentalement nouveau, où il faut tout faire soi-même, on s’éloigne des énormes conglomérats des domaines technologiques très bien financés.

Maintenant, la réalité virtuelle est de nouveau à la mode. Bien sûr, les modes vont et viennent. Une différence entre un très jeune chercheur et un scientifique qui n’est plus aussi jeune, c’est que ce dernier a eu l’occasion de voir les modes changer.

IP : Cela fait-il de vous un chercheur plus résilient?

JL : Il le faut. Il faut apprendre à être sceptique face aux modes. La réalité virtuelle était bien à la mode dans les années 1980, et elle a traversé des périodes de popularité à des degrés divers. Maintenant, elle est si populaire que, même si cela me fait de la peine de le dire, on y investit peut-être trop d’argent. Elle pourrait faire l’objet de trop d’adulation, et ainsi causer de la distraction et constituer un problème.

En entreprenant quelque chose d’aussi original [que le projet Comradre], nous sortons du courant des investissements massifs et nous devons tout concevoir à neuf pour accomplir quelque chose. Cela force les étudiants à réfléchir à partir des fondements, ce qui constitue une expérience cruciale. Si vous avez besoin d’une nouvelle lentille, vous devez polir cette lentille. Si vous avez besoin d’un nouvel algorithme, vous devez concevoir cet algorithme. Cela va au-delà de l’appartenance à une énorme structure établie et traditionnelle.

IP : Cela semble beaucoup plus amusant.

JL : C’est plus amusant, mais cela enseigne aussi à réfléchir à partir de ce qui est fondamental. Je crois que c’est une source de joie, je dirais même d’extase. L’exploration d’un domaine complètement nouveau procure un sentiment incomparable. Vous pourriez vous demander pourquoi un étudiant de l’Institut Périmètre participe à cela. La réponse réside dans cette intéressante convergence que nous voyons entre le calcul, la théorie informatique et la physique théorique.

IP : Andrzej Banburski s’efforçait de donner vie aux mathématiques. Ces travaux se rapprochent-ils de ce que vous avez toujours imaginé pour la réalité virtuelle?

JL : La beauté d’écrire des équations mathématiques sur un tableau noir ou blanc réside dans la nécessité d’être concis et précis. Par contre, cela exige d’adapter une pensée généralement très vaste, visuelle, concrète et fondée sur l’expérience à un monde plus contraignant de notations.

Lorsque j’étais adolescent, j’ai eu la chance de côtoyer Richard Feynman. La première chose qu’il m’a enseignée c’est de « penser avec mon corps », et il m’a montré comment faire un tétraèdre avec les doigts, ce que je peux faire encore aujourd’hui. Et il m’a dit de considérer cette construction comme un véritable tétraèdre.

J’ai toujours cru que cela est important. Lorsque l’on réfléchit, on ne pense pas seulement au contenu, mais on essaie aussi de manipuler sa propre structure cognitive pour qu’elle puisse correspondre au contenu. J’ai également imaginé qu’un jour, grâce à la réalité virtuelle, il y aurait moyen de collaborer afin d’exprimer et d’explorer des idées mathématiques qui transcendent cela. Si l’on pouvait trouver un moyen de faire quelque chose avec la souplesse de la réalité virtuelle afin d’en arriver à une méthode de travail différente, ainsi qu’à une manière différente de réfléchir en termes mathématiques, cela serait-il important? Cela pourrait-il être important? Ce genre de question a été pour moi un point de départ, il y a très, très, très longtemps.

IP : Vos travaux de cet été vous ont-ils rapprochés de ce dont vous avez toujours cru la technologie capable?

JL : Nous ne le savons pas encore. Il s’agit d’un projet de recherche. Je crois qu’Andrzej a accompli des choses fantastiques au cours de l’été. J’aime cela, j’aime jouer avec cela. Je ne crois pas que nous soyons allés assez loin pour pouvoir confirmer ou infirmer cette idée que nous pourrions vraiment changer notre manière d’établir des liens avec les mathématiques.

IP : Tenez-vous votre fille loin de vos travaux sur la réalité virtuelle?

JL : Oh que non! Elle jongle avec cela tout le temps. Elle y est surexposée. Elle a un esprit très critique. Si je lui donne un casque, elle me dira : « Le temps d’attente n’est pas vraiment ce qu’il pourrait être. » Elle est la critique la plus sévère au monde, et la cliente la plus difficile qui soit en matière de réalité virtuelle. Elle est complètement blasée. Sa classe a étudié A Wrinkle in Time [de Madeleine L’Engle, traduit en français sous le titre Un raccourci dans le temps] et elle m’a demandé de lui fabriquer un tesseract. [Un tesseract est un cube quadridimensionnel ou « hypercube ».] Bien sûr, comme je suis paresseux, j’ai confié le travail à des étudiants diplômés, ce qui est la manière traditionnelle et injuste de procéder. Andrzej lui a donc gentiment confectionné un tesseract pendant l’été, de sorte que ma fille a pu jouer avec un cube quadridimensionnel.

IP : L’être humain comporte de nombreuses facettes. Il peut contribuer à créer une réalité virtuelle, mais il peut aussi bien être un multi-instrumentiste qui joue et enregistre une pièce. La technologie échoue-t-elle à saisir toutes les facettes de ce qui constitue un être humain?

JL : Je crois que le problème actuel de la technologie est qu’il y a trop d’argent. La tentation est si forte de construire des empires que tout le monde cherche le pouvoir et tente d’utiliser des données pour manipuler les autres afin d’avoir plus d’argent et de pouvoir. Cela est devenu un peu une quête malsaine qui s’éloigne des avantages pratiques et des joies de la technologie. Si nous arrivons à nous rappeler pourquoi au départ nous aimons la technologie, nous pourrons en quelque sorte nous affranchir de cette influence corruptrice.

L’entrevue a été résumée pour plus de clarté.


Jaron Lanier (à droite) montre à des chercheurs de l’Institut Périmètre – dont son collaborateur Andrzej Banburski (à gauche au premier plan) – comment former un tétraèdre avec leurs doigts.

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