La distillerie quantique
Des chercheurs ont utilisé un phénomène jamais observé auparavant, appelé distillation quantique, pour transformer un condensat ultrafroid de Bose-Einstein en quelque chose d’encore plus froid – et de potentiellement plus utile.
Juan Carrasquilla, postdoctorant à l’Institut Périmètre, travaille sur quelque chose de vraiment – et littéralement – très rafraîchissant.
Il fait partie d’une équipe basée à l’Université d’État de Pennsylvanie qui a découvert le phénomène de distillation quantique. Ce phénomène n’avait jamais été observé auparavant et se produit à de très basses températures. Ces chercheurs ont inventé de nouvelles techniques qui leur ont permis d’observer le déroulement de cette distillation quantique. Ils se sont servis de ce phénomène pour créer un état de la matière qu’ils ont appelé « mer de doublons ». Ces travaux ont fait l’objet d’une publication récente dans la revue Nature Physics.
La frontière du froid
Pour comprendre ce que des physiciens comme Juan Carrasquilla cherchent lorsqu’ils travaillent à des températures extrêmement basses, il faut se rappeler que la chaleur est techniquement du désordre, ou de l’entropie. Normalement, on considère ce désordre comme issu du mouvement aléatoire des atomes, mais tout type de désordre compte pour de la chaleur.
Dans ces travaux, les chercheurs ont commencé par refroidir un gaz d’atomes à de très basses températures – de sorte que les atomes étaient essentiellement1 immobiles. Cela a donné un condensat de Bose-Einstein, état exotique de la matière où tous les atomes sont à leur niveau d’énergie le plus bas possible.
On pourrait penser qu’il s’agit là du froid le plus froid que l’on puisse obtenir; en effet, le désordre dû au mouvement est (presque) éliminé. Mais les atomes sont encore répartis de manière aléatoire, ce qui constitue une autre sorte de désordre. Pour éliminer ce désordre, les chercheurs projettent un treillis de rayons laser à travers le gaz froid, emprisonnant les atomes dans un cristal de lumière2. Le treillis force les atomes à adopter une répartition ordonnée – c’est-à-dire froide.
« Il s’agit déjà de l’une des températures les plus basses de l’univers connu » [traduction], affirme M. Carrasquilla. À titre de comparaison, l’intérieur du système est des milliards de fois plus froid que le vide.
Mais il reste encore une source de désordre : le nombre variable d’atomes dans chaque espace du treillis. Les espaces du treillis sont généralement occupés par un ou deux atomes, plus rarement trois – ou, dans le langage de la matière condensée, par des singlons, des doublons et des triplons.
Distillation quantique et mer de doublons
C’est là où les travaux mentionnés ici entrent en terrain inconnu. Pour créer davantage d’ordre dans ce méli-mélo de singlons et de doublons, les chercheurs se sont servis de l’équivalent quantique d’une vieille technique : la distillation.
La distillation – « comme pour faire du whisky » [traduction], dit Juan Carrasquilla – consiste à purifier un mélange par évaporation sélective : ou bien on fait évaporer les constituants à éliminer, ou bien on fait évaporer ce que l’on veut conserver et on en récupère la vapeur. Dans le cas présent, les chercheurs espéraient faire évaporer les singlons et conserver une mer formée surtout de doublons.
Leur objectif était double : observer le phénomène de la distillation quantique, ce qui n’avait jamais été fait auparavant, et s’en servir pour créer ce qu’ils ont appelé une « mer de doublons ».
Pourquoi les doublons? Les triplons, eux, sont rares. Et les singlons peuvent être évaporés – distillés – par les bords du système. Par contre, les doublons restent pris dans le treillis.
« Les doublons sont de bons candidats parce qu’ils sont très visqueux, dit M. Carrasquilla. Il est très difficile de les séparer du mélange. » [traduction] C’est presque comme si leur « point d’ébullition » quantique était trop élevé, permettant aux singlons de s’évaporer alors que les doublons restent.
Les chercheurs ont atteint leur premier objectif, sans doute le plus important : observer une distillation quantique.
Pour ce qui est de la mer de doublons : « Ce que nous avons observé au bout du compte, c’est une prévalence de doublons. Ce n’est pas parfait, quelques singlons restent pris eux aussi, ajoute M. Carrasquilla. Mais nous croyons que si nous essayons avec un autre type d’atomes, nous obtiendrons presque exclusivement des doublons – ce qui correspondrait à une entropie encore plus faible, un froid encore plus grand. » [traduction]
L’importance réelle de ces travaux réside dans le fait qu’ils constituent une démonstration de principe : les chercheurs ont montré que ce nouveau processus de distillation quantique fonctionne et qu’il a le potentiel de créer des états d’entropie extrêmement faible.
De la théorie à l’expérience à la théorie
À l’évidence, ce sont des recherches hautement expérimentales, sur de véritables atomes froids dans un laboratoire de l’Université d’État de Pennsylvanie. Mais c’est aussi une bonne démonstration de la manière dont des théoriciens et des expérimentateurs travaillent de concert dans des domaines comme celui des matériaux quantiques.
L’idée de distillation quantique a d’abord été proposée en théorie. Les chercheurs ont conçu une expérience pour en vérifier la faisabilité, mais ils ont eu besoin d’un théoricien – Juan Carrasquilla – pour construire une simulation numérique du système. La simulation prédit ce que le système devrait faire et ce que les expérimentateurs devraient observer.
« L’idée était de faire des simulations qui soient aussi proches que possible de l’expérience, dit M. Carrasquilla. Nous avons posé des hypothèses simples, mais la simulation elle-même est rapidement devenue très complexe – une énorme simulation de milliers d’atomes, exigeant de grandes grappes d’ordinateurs. Ce ne fut pas facile, et c’est très excitant de voir le phénomène se dérouler en laboratoire comme dans l’ordinateur. » [traduction]
Le froid est quantique
Le système est non seulement extrêmement froid, mais il est aussi physiquement intéressant et potentiellement utile, parce que le froid est quantique. La chaleur est comme du bruit qui masque la musique de la mécanique quantique. Si vous baissez le volume de ce bruit, vous pouvez entendre le son des vagues quantiques.
À de très basses températures, les atomes semblent perdre leur identité individuelle et être régis par une seule fonction d’onde quantique. C’est comme si des étangs séparés se réunissaient pour former un océan. Le système ultrafroid devient un outil d’exploration des lois fondamentales de la nature.
« Voilà pourquoi ces travaux sont si importants, ajoute M. Carrasquilla. Il ne s’agit pas d’obtenir un record de froid. Il s’agit d’apprendre quelque chose de nouveau. » [traduction]
Et quelque chose de pratique. Si les scientifiques peuvent apprendre comment produire et manipuler des matériaux quantiques, ils parviendront peut-être à exploiter la puissance de ces matériaux pour créer une vague de technologies quantiques. Ces travaux constituent une étape dans cette direction.
« Les expérimentateurs exercent un contrôle incroyable sur le système à l’échelle microscopique, conclut Juan Carrasquilla. Ils peuvent régler les interactions entre des constituants de base. Ils peuvent les faire évoluer de manière très contrôlée. Ils peuvent ajuster comme jamais auparavant les paramètres qui définissent le système.
« Pardonnez le jeu de mots facile, mais c’est très rafraîchissant. » [traduction]
1 La mécanique quantique ne permet jamais à quelque chose d’être complètement immobile, mais les atomes ont atteint ici le niveau d’énergie le plus bas qui leur soit permis.
2 L’idée d’utiliser des rayons laser pour refroidir quelque chose peut sembler contre-intuitive, mais c’est en réalité l’une des façons les mieux établies d’atteindre de très basses températures. Pour en savoir plus, consulter PhysicsCentral.